Grandeur et décadence
Aux Mychkine ignorés
Je n’ai pas eu d’adolescence. Rater son adolescence, c’est entrer dans le monde des adultes complètement décalé, avec beaucoup de choses, essentielles, à rattraper. Rétrospectivement, je puis dire de ma vie qu’elle fut aux trois quarts infernale. Bonheur mitigé d’abord, suivi de la chute classique, brisure compensée et magnifiée, comme dans toute bonne histoire, par une rédemption, qui, logiquement attendue, doit fermer le cycle type. Mais cette fin du parcours s’achève toujours, dans la réalité, par la mise au tombeau, triste événement. Ce dernier fait est tragique pour l’homme insatisfait, et libérateur pour l’homme heureux, contrairement aux idées reçues, puisque l’aigri ne disposera, mort, d’aucun moyen pour rééquilibrer ses misères quand le chanceux, lui, repu des plaisirs et joies variés offerts par ce monde, n’aura, rassasié, aucun regret, aucun regret de le quitter. Ce dernier fait, donc, ne compte pour rien dans l’esprit des gens, quand l’homme s’en est allé accompli, apaisé, reconnu et aimé, car on se dit toujours que les derniers moments, s’ils sont heureux, compensent les affres de la plus pitoyable des existences. Ils laissent alors une impression définitive de victoire. C’est, après une vie misérable, le triomphe de la justice, du bien sur le mal. Le bonheur l’emporte enfin sur le malheur dans l’être finissant, et l’homme s’éteint réconcilié. Hélas, toute vie humaine ne donne pas cette impression finale de victoire, et on aimerait qu’un autre destin coiffat certaines des vies les plus glorieuses. Van Gogh, Hölderlin, Nerval, Nijinski et tant d’autres, que nous aimons et vénérons, ne s’achevèrent pas dans la grâce d’un apaisement divin. Et moi-même à mon niveau.
Voilà enfin mon histoire, ses grandes lignes très brièvement racontées. Enfant complexé par les moqueries de mes camarades, je compensais les incessantes brimades infligées à l’école par l’amour de mes parents, qui me choyaient. Mais la vie réclame de l’ouverture, cherche à s’épandre quand elle mûrit, et l’âge vient où se cantonner dans le monde clos et protecteur de sa famille n’est plus tenable. La famille ne suffit plus. Alors, on ne se juge plus à partir des louanges habituelles de ses proches, mais, confronté à une autre réalité, on se croit objectivement considéré par les remarques, impitoyables, des autres enfants. Un jour, on se révolte contre cette nouvelle et cruelle image de soi. Il existe cependant des révoltes qui durent, qui durent, et qui n’en finissent pas. Celles-ci, on les subit, pour le tort de trop les avoir approfondies.
Adolescent soumis aux cruautés de mes propres angoisses, il me fallait tourmenter tous les autres pour oublier mes multiples inaptitudes, et simplement pour exister. Ma famille aisée rompit avec moi, et je perdis ainsi tous mes appuis, toutes mes sources d’affection. J’allais si bien vers le mauvais chemin, que, forcé à quitter mon collège, on me plaça dans actuellement fort à la mode, un centre d’éducation renforcée. Difficile, ce le fût assurément pour moi, qui, malgré mes violences, demeurait en mon être fondamentalement Proustien. J’en sortis évidemment ravagé, et plus radicalement autre que jamais. On osa pour les études un nouvel essai. Cette tentative contenait en elle tout le potentiel de l’échec, qui advint effectivement. Devenant victime d’une réputation dont je me servais comme d’un rempart, je fascinais mes camarades par mon statut intriguant. A cet âge-là, les collégiens ressentent une attirance marquée pour tout ce qui rapproche du criminel. Peut-être, mal agir est-il l’apothéose de leurs envies, car ils y voient une liberté qui rit des conventions. Plus tard, cette liberté leur paraîtra ce qu’elle est vraiment, une pure apparence, et une illusion des plus conventionnelles.
Encore une fois, on me renvoya. Je m’inscris donc, par pure nécessité, en une formation professionnelle en comptabilité. Le temps que je passai dans ce lieu, il me fallut avaler force alcool pour oublier les froides formules administratives dont on nous imposait la maîtrise. Comme j’écrivais des poèmes en place des tableaux à entrées et sorties qu’on nous demandait de composer, on me contraint gentiment, comme on le devine, à partir. Je quittai donc cet établissement généreux. Bien sûr, comme aucune femme ne voudrait d’un homme possédé par l’échec, toutes ces années se déroulèrent sans. Il ne me restait plus que le service ! Je le vécus intensément chez les parachutistes, c’est-à-dire très mal. Peut-être la raison en est-elle simple, car je devançais l’appel et effectuais mon année de régiment émergeant tout juste de l’enfance. Ainsi, en plus de la dureté particulière à notre arme, nous étions seulement deux de mon âge, parmi les quarante monstres de la section. Inutile de décrire ici une ambiance que tout le monde connaît. Elle n’était pas mon type, et j’avais une tendance fâcheuse à ne jamais trouver ma place.
Enfin, je ne vécus pas, ici encore, l’acte crucial qui change définitivement la vision masculine du monde. Cette année fut malgré tout une réussite, car, il est vrai, j’accomplis quantités de séjour en prison militaire, ce qu’on appelle « le trou », mais, hormis cela, je parvins à me plier, à peu près, aux exigences élémentaires de la discipline, et je ne quittai l’armée qu’après y avoir fait mon temps. Dieu seul, s’il existe, sait la voie, certainement désastreuse, que j’aurais suivi si j’avais encore échoué. Mais là, j’étais fier. J’étais enfin allé au bout de quelque chose d’officiel, reconnu socialement. J’étais un homme, un vrai, quoique pas encore entièrement, si l’on se souvient bien de mes propos antérieurs, de ce que je n’avais toujours pas fait. Mes parents, enfin émus par un premier succès, se réconcilièrent avec moi, et ils me proposèrent à nouveau d’étudier.
Mûr et confiant, je repris donc le chemin des bancs d’école. Doué et travailleur, je réussis brillamment. J’obtins mon baccalauréat, avec mention honorable. Je décidai alors de m’engager dans ce que j’aimais, la littérature. Toutes les portes furent ouvertes sans encombres. Vainqueur des aléas qui durement m’éprouvaient, je surmontais le passé. Le sujet de ma maîtrise portait sur David Goodis, auteur de romans noirs, Dostoïevski en mode mineur, mais qui avait la vertu, quand je le lisais, de me faire revivre. Quel thème, que celui traversé par ces livres. L’homme brisé, c’était moi ; sauvé par la femme rédemptrice, c’étaient mes espérances. Toujours seul, et luttant contre la lucidité qui anéantissait mon stoïcisme, car elle me montrait que la vie n’a de valeur que par ce qui me manquait, l’amour et l’amitié, j’atteignis, par je ne sais quel miracle d’abnégation, la consécration, en obtenant l’agrégation.
Anciennement et en tout milieu méprisé, je pouvais dorénavant enseigner la littérature. Quelle revanche ! Malheureusement, j’étais seul pour savourer mon triompher. Quand allais-je trouver la femme à qui je pourrai tout exprimer, et les errances du passé, et mon inexpérience de ce qui est pudiquement, mystérieusement et de façon humoristique, appelé la chose ? Où était-elle celle qui spontanément me comprendrait, m’aimerait, me pardonnerait ? Là, un miracle eut lieu. C’est dans un café, tard le soir, que je rencontrai mon Aglaïa, digne, souriante, flamboyante et simple dans le même temps. Et c’est moi qu’elle regardait, et c’est moi qu’elle appelait de ses pupilles amoureuses. Sans doute, reconnut-elle en moi son Mychkine, à la vie ignorée. Merveilleuse rencontre, parce que c’est dans ce genre de lieu, tard le soir, seuls devant leur verre de bière, que les héros déchus attendent, passifs, la femme dont ils savent, par expérience, qu’elle ne viendra jamais ainsi, mais qu’ils n’ont plus la force de conquérir. Et ce que j’espérais, mais dont je savais qu’il n’y avait aucune chance pour qu’il arriva, arriva pourtant. Je fis l’amour pour la première fois. Cet acte redouté, cette confrontation de deux puissances antagonistes, tellement intimidante, ne fut pas objet d’une discussion le préparant, ni celui d’un effort pour que je surmonte mon émotivité, mais, naturellement, nous nous enlaçâmes, nous nous déshabillames, nous entrions l’un dans l’autre, et nous étions à la fois deux et un, une parfaite osmose, comme la fusion mystique est censée être le retour d’une âme à l’unité d’où elle émane, mais tout en conservant sa singularité, son être propre. Elle prit soin de moi, et perdant progressivement le besoin de me faire materner, je devins plus homme, et pu la servir à mon tour, comme elle me sauva de moi-même.
Cela dit sans ironie, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. J’écrivais depuis les premières révoltes, et je désirais maintenant publier un récit autobiographique. J’attendais, de plus, une affectation à l’université pour y enseigner la littérature. Tous mes rêves, donc, se réalisaient. J’avais la reconnaissance et on m’aimait pour ce que j’étais L’enfant prodigue assurait son retour. Il survivait, s’exprimait et triomphait des démons du passé.
Puis tout se brisa, très rapidement. Je fêtais avec des amis, terme non galvaudé car nous partagions les affinités principales, celles de l’ordre de la sensibilité, les promesses d’un éditeur pour la publication du récit de ma vie, que j’avais enfin terminé. J’étais seul quand je rentrai vers l’appartement que mon amie n’avait pas quitté pour cette soirée et que nous louions depuis peu, quand des fâcheux me haranguèrent. Alors, la boucle se boucla, et le cours tragique du destin s’avéra inexorablement fatal pour moi. J’étais heureux. Je n’allais donc pas me laisser démolir bêtement. Le coup que j’assénais pour me défendre, atteignit une telle majesté qu’il fit fuir l’autre agresseur. Sur ce point, j’étais sauvé. Mais trois vies en un rien de temps furent irrémédiablement brisées. Il n’y avait qu’une faible probabilité, la probabilité que je gagne à un jeu de hasard, pour le tuer ; une chance sur un million. Son cerveau n’a pas supporté. Une mauvaise combinaison, de mauvaises répercussions neuronales ne m’ont laissé aucun espoir.
Les jurés n’ont retenu aucune circonstance atténuante, rapport au passé. Exclu de tous les endroits, mal noté en centre fermé, parachutiste passant un tiers de son service au trou, alcoolique, pratiquant les arts martiaux, cela leur a suffi pour me juger ; ils n’ont prêté nulle attention au reste, l’essentiel pourtant, la grâce en cours, le salut à l’œuvre. Elle, la femme rédemptrice, n’a pas supporté, parce que nous avions des projets ensemble, parce que nous étions heureux ensemble, elle par moi et moi par elle, parce que, surtout, elle m’aimait. Perpétuité ! Depuis, j’ai tout perdu, alors, je me laisse vivre. Toute humanité s’est enlevée de moi. Un codétenu a tenté de me violer. Haineusement, parce que je n’aime pas les violeurs, je l’ai poignardé. Depuis, on se méfie de mes réactions, on me laisse tranquille, car on me croit dangereux. C’est hélas vrai. Je ne suis plus vraiment homme, et la pitié s’en est allée comme l’espoir. En fait, je ne suis plus rien. Je ne ressens plus d’émotion. Mon cœur est mort. Il ne vibrera plus, ni le reste, plus jamais. La seule activité qu’on m’autorise encore, c’est d’écrire, alors j’écris.
J’écris.