La Sagesse de Jonathan
Prologue
Jonathan, bel ange aux traits anguleux, mystique à l’âme ardente des héros balzaciens, aux élans passionnés, toujours noyé dans l’intelligence surhumaine. Jonathan que j’ai connu, camarade de philosophie, comme le plus hanté, le plus secret des tempéraments les plus vibrants. Jonathan, qui de superbes cheveux noirs, vieillit d’une année comme s’il avait vécu cent ans, et nous revint les cheveux blancs. Jonathan, dont j’ai aimé l’ambiguïté, capable de triompher, seul, de la brutalité de dix hommes vigoureux et primitifs, viril comme Jésus en donne l’apparence, mais plus féminin d’attitude, de délicatesse, de sensiblerie même qu’une femme. Jonathan que j’ai perdu, que chacune de ses paroles, chacun de ses gestes obscurs et divins aient pu être inscrits dans et pour l’histoire de l’humanité, voilà que ton auditeur le plus enthousiaste, ton spectateur le plus respectueux, ton admirateur le plus fervent, te fait revivre. Ta vie, ton itinéraire hors normes et fabuleux, tes pensées, ta droiture, ton sacrifice imposé par ta propre nature la prédisposant à servir au divin, ton désir exaltant, démesuré et fou de sauver le monde par l’acquisition pour le plus grand nombre d’un nouvelle forme de conscience dont l’altruisme bienfaisant rejaillirait sur toutes les créatures, ta force rendant, d’inhumain qu’il était, ce projet accessible, tout cela, je vais le faire revivre, et endosser le rôle du disciple qui inscrira son nom dans l’histoire pour le service nécessaire rendu à plus grand que soi, à un être dont on ne sait ce qu’il est advenu, mais dont il nous faut se souvenir pour nous sauver nous-mêmes, et pour le bien de l’humanité, de ce monde. Lui n’en a pas besoin, car il sait qu’il a fait son travail, le travail qui était le sien, sa tâche, son devoir propre, il l’a honoré.
Quelques aperçus sur Jonathan
La vieille université de cette ville où nous nous découvrîmes se contentait de l’immobilité spirituelle que lui permettait son glorieux passé. Un histoire faite de littérature, de philosophie, d’une prestigieuse faculté de droit, de quelques monuments qui la dispensait croyait-elle de s’associer aux efforts et découvertes du monde moderne.
Les étudiants en étaient l’image. Manquant de corps, de passion, leur constance n’avait à redouter aucune interférence pulsionnelle, qui les aurait éloigné d’une brillant carrière universitaire. S’ils étaient supérieurs aux amorphes, aux apathiques, ils n’aimaient pas suffisamment la vie pour n’être pas suiveurs. C’est un genre assez répandu dans les universités. Un autre genre est celui des sportifs, qui ont un corps mais pas l’imagination pour avoir la conscience de son importance. Mais quand au sexe se mêle la mémoire, voilà l’artiste ! Quand le corps est suffisamment vibrant pour qu’il y ait matière à le regretter, et que l’intelligence le regrette effectivement, voilà la lucidité, la folie, et la création pour compenser et dépasser.
Tel était Jonathan, corporel, fou, créateur incessant, surhomme malgré lui, poussé par sa surproduction d’énergie sexuelle, de pensées, qui l’attaquaient sans cesse, le submergeaient, qu’il fluidifiait, épurait, las rejetait, puis reprenait, étant soumis aux diktats de sa propre nature, les transformant, les laissant tels quels, ou bien régressant à leurs formes antérieures, désespéré où plein d’allant.
C’était Louis Lambert étudiant, sortant d’un Sous-sol énigmatique dont ceux à qui ils se dévoilaient ne connaissaient que des bribes.
Un être fragile et timide dont il fallait un long travail sur lui-même pour rendre sa voix audible, mais qui, s’oubliant, s’enflammait tant qu’il obtenait la force d’un oracle, d’un Prophète disant la vérité, et ne souffrant aucune contestation sachant qu’il la disait et que chacun à l’entour en prenait progressivement conscience.
Les femmes l’aimaient, toutes. Il ne les voyait pas. Les hommes étaient d’abord indifférents, puis fascinés, de plus en plus par cet homme qu’ils sentaient différents d’eux, par cet homme dont l’histoire, parce qu’ils l’ignorait, les intriguait, par cet homme cyclique, de tempérament slave, muet parfois comme un ancien légionnaire désabusé qui connaît la valeur du silence, ou affable et bavard comme un enfant, comme une femme. Cet homme aux origines malouines dont la caractéristique d’insatisfaction permanente est celle de tous les hommes, mais poussé chez ce peuple à son paroxysme. Ce peuple de rêveurs qui ne cherchait qu’à fuir leur prison, ces hommes grands et malheureux, Chateaubriand, Lamennais, Surcouf ou Jacques Cartier, tous en quête d’un ailleurs qu’ils n’ont jamais su trouver. Il était de ceux-là, il était comme çà, voilà pourquoi il s’en revendiquait, et non pour de ridicules et vulgaires traditions qui font trop souvent, hélas, la gloire des régions rétrogrades.
Sa culture était universelle, et ses références principales, celles qui embellissaient et formaient la trame de ces conversations, et son étrangeté, outre françaises, étaient italiennes, russes, japonaises.
Jonathan était bon élève, mais donnait l’impression d’être toujours ailleurs, dans ses souvenirs, ses projets, en attente, cherchant peut-être un état où il n’attendrait plus, ou le besoin d’un ailleurs, le désir de progresser se fondraient en un présent qu’il lui suffirait de vivre. Mais cet état , cette cessation du désir, c’est la mort. Il le savait. Moi, j’écoutais, j’emmagasinais, j’assimilais. Mais je ne le comprenais pas. Pourquoi ne le voyais-je jamais avec des femmes, elles qui étaient à ses pieds ?
Etait-ce parce qu’il était un être épris d’absolu, de pureté, et, prisonnier d’un idéal, qu’il craignait, en le transgressant, de sombrer dans la folie qu’il semblait redouter par-dessus tout ? Etait-ce pour cela qu’il citait assez régulièrement Gilles de Rais, qu’il défendait ? Etait-il d’ailleurs déjà fou ? Ne tirait-il pas justement son pouvoir d’attrait, et son étrangeté, de ce que sa force morale considérable lui permettait de résister à une folie déjà présente en lui, prête à éclater, inhérente à sa constitution, folie dont il avait des explication originales et qui était une de ses préoccupations majeures, car, comme il disait : « Le but est de protéger et de permettre, avant tout, l’expression des plus sensibles, et les fous sont ceux qui souffrent le plus ».
Il distinguait plusieurs types de folie, la folie par incapacité de se plier aux normes par défaut d’intelligence, et la même incapacité par excès d’intelligence. Et c’est ceux-là qu’il entendait protéger. Il ne comprenait comment Dieu avait pu laisser les plus profondes, les meilleures de ses créatures aller en enfer, pire encore, finir leur vie terrestre, par l’échec le plus terrible. Pourquoi, disait-il, « Nietszche, London, Holderlin, Nijinsky, Van gogh, les êtres les plus entiers, les plus aimants, ont-ils soufferts comme ils ont soufferts si Dieu existe ? C’est donc qu’Il n’existe pas. Mais pourquoi, puisque tout artiste digne de ce nom, par son tempérament et sa fréquentation des extrêmes doit, sinon y sombrer, cotôyer la folie et la craindre, pourquoi la nature à t’elle édictée des lois si dures envers ses créatures les plus vibrantes, les plus réceptives ?
Ce genre de questionnement, ce n’était pas chez lui, une recherche superficielle, ou une passion dont on peut faire un métier, ou un simple jeu de combinaisons conceptuelles, c’était lui-même, sa nature. Il était l’angoisse métaphysique incarnée et sa vie toute entière était recherche obsédante, et tension nécessaire à cette recherche. Il était le feu sacré, l’au-delà du génie ordinaire, le révolté qui avait pour but de les sauver tous de leur dangereuse puissance en les orientant vers le bien qu’il leur aurait découvert, et le maudit par cela même qu’il se promettait, tous ses espoirs déçus, de créer lui-même le paradis, de créer lui-même Dieu ; par sa volonté, il se promettait l’impossible.
La rencontre
J’étais, moi, plutôt doué pour les études, et travailleur, je me préparais pour l’agrégation.
Mon sport favori était la natation, ce qui me faisait l’apparence vigoureuse et saine, et le reste de mon temps libre, je le passais, soit en lecture, d’œuvres classiques essentiellement, soit en sortie, avec mes camarades de philosophie ou quelques vieilles attaches de l’école primaire. Avec cela, je plaisais beaucoup aux hommes comme aux femmes, et, remarquablement intégré, on me fit délégué de ma promotion. Mais, bien qu’installé dans mon milieu, ma vie était néanmoins banale, l’ennui ou plutôt l’insatisfaction fondamentale, gagnait parfois ma conscience, l’éclairant sur la faiblesse de ses fondements, sur ma vie que la routine obscurcissait.
C’est pourquoi, lorsque je vis cet être d’apparence relativement commune, qui allait devenir pour nous de plus en plus troublant, nous rejoindre en licence, je remerciais la providence du pressentiment angoissant qui me faisait sentir que celui d’où il procédait, allait, définitivement, me sortir du monde sublunaire pour me plonger violemment en ce monde d'abolition des tabous et préjugés d’où sortirait pour lui, puis pour moi, la vérité.
Cet être, Jonathan, assis seul au fond de la classe, je le regardais à la dérobée, épiait tous ses mouvements, remarquait qu’il gênait la spontanéité décontractée des autres élèves, qu’il semblait intriguer les professeurs, ne laissait pas indifférent. En cours, il se taisait le plus souvent, ou l’interrompait pour, en quelques phrases venant d’on ne sait où, dévoiler les failles méconnues d’un système, et interloquait alors tous les élèves et le professeur lui-même. Lors des pauses, il allait prendre un café, fumait quelques cigarettes ou, à l’écart, entamait la conversation avec un ou deux élèves. C’est de cette façon qu’il finit par faire la connaissance de tous, et de nombreux autres élèves extérieurs à notre discipline, mais jamais, s’il lui arrivait de se joindre à un groupe constitué de plus de trois personnes, il ne prenait la parole, tant il avait l’air de trouver futiles et vulgaires les propos qu’on tient toujours alors, même parmi les plus brillants intellectuels, consistant en dépréciations de chacun des professeurs, soulignant tics de langage et autres manies propices à la moquerie des groupes.
Non pas qu’il fut toujours sérieux, mais les boutades qu’il se permettait étaient soigneusement étudiées, et n’étaient ni cruelles, ni blessantes, ni ridicules, mais pertinentes et légères.
S’il cultivait l’humour de l’absurde, il appréciait peu l’humour noir, et ne supportait pas la grossièreté des étudiants cracheurs, les blagues de type scatologiques, ou le culte du morbide. C’est peu à peu que nous apprîmes à le connaître ainsi, et à l’apprécier, à le craindre et à le respecter, car s’il est ordinaire que les être plus purs ou à la personnalité plus intense que la moyenne subissent, dans un premier temps, de multiples attaques visant à les faire chuter, quand un être de ce genre résiste, on lui reconnaît, au bout d’un moment, sa supériorité, et c’est avec déférence et recueillement qu’on attend chacune de ses sentences, dont on sait par avance la puissance, la valeur d’impact pour le progrès des hommes de bonne volonté, les autres hommes en tirant également profit.
C’est dans ces conditions que nous le vîmes émerger de notre groupe et en devenir implicitement comme le guide spirituel, intellectuel, et, ayant ses idées sur tout, physique.
Et c’est comme cela que nous le prîmes tous, obligés en fait puisqu’il avait l’évidence de la vérité, l’évidence de la force avec lui.
Mais de la classe entière, j’étais le plus attiré. Il exerçait sur moi un attrait, une fascination englobant l’intellect, le sensuel, l’amical, le spirituel, et me rapprocher de lui, devenir son compagnon, son confident, son ami, retenir son attention, provoquer son estime, étaient mon grand but.
Aussi, essayais-je, par les grâces qui me constituaient de mettre en valeur une beauté reconnue bien qu’ordinaire, une intelligence à capacité d’abstraction élevée, pouvant mettre en forme les intuitions à ma porté, ma santé, ma culture littéraire, mon statut d’élève à présence incontournable dans notre classe, pour capter son intérêt, pour concentrer ses dispositions sur les miennes, afin qu’il m’aima, et m’éleva.
Si, au commencement, il parut m’ignorer, il me remarqua finalement, et comme ceux avec qui ils s’étaient liés étaient de simples partenaires de conversations soient insignifiants, soient d’un niveau élevé mais qui se transformaient alors inexorablement en monologues, et qu’il ne les fréquentait qu’assez superficiellement, d’autre part comme il vit que l’empressement que je manifestais à lui être agréable s’enracinait loin, et qu’avec moi, il n’aurait pas à retenir ses vérités, esquisses de vérité ou erreurs pertinentes, comme il le pratiquait en fonction de ses interlocuteurs pour ne pas les heurter, il fut ravi de m’avoir comme disciple et interlocuteur constant.
Et moi, je voulais justement qu’il m’entraîne le plus loin possible, afin de vivre l’aventure des amis inséparables des grands génies. Et c’est ainsi que, sans le laisser franchement voir la journée, notre lien s’affirmait après les cours, ou j’en recevais de nouveaux, mêlés aux confidences intimes sur sa vie, qu’il n’avait pas besoin de m’interdire de répéter puisque s’il m’avait choisi, c’était aussi pour notre ressemblance sur les points essentiels, la discrétion sur les affaires secrètes dévoilées à un privilégié.
Seulement, puisque, pour la compréhension de l’itinéraire global de mon ami, de sa progression, de ses synthèses, il me faut retracer les grandes étapes de sa vie, et puisque lui-même est parti depuis longtemps et qu’il est nécessaire que son enseignement demeure, je me permets de donner les grandes lignes de sa jeunesse, la genèse de sa formation sans entrer pleinement dans d’importants mais inessentiels et déplacés détails.
L’Histoire de Jonathan
L’enfance de Jonathan
Sa venue au jour se fit en une famille unie, aimante, et dont l’instinct effarant de conservation l’affaiblit beaucoup.
Né malade, il grandit malade, souffrant d’asthme et d’une pathologie nerveuse inguérissable. Dans cet univers, la mère personnifiait l’instinct maternel animal, dépourvue de l’intelligence, de la mémoire nécessaire au maintien égal de l’amour pour ses enfants quand leurs sexes grandissent.
Le père était plus difficile à cerner. Tempérament slave, euphorique un instant, triste à pleurer l’instant suivant, épicurien, quelquefois ascète, ancien aventurier, spécialiste et adepte de Stirner par un côté de sa personne, très pieux de l’autre, écrivain raté qui brûlait ses manuscrits de jeunesse, dont la femme tua les ambitions, plutôt lucide sur la plupart des sujets, fou que la morale équilibre, proustien et tintinophile, hypocondriaque, et, pour la pose mais sachant que cela ne sert à rien, stoïcien, bref, il était un véritable artiste.
Cet environnement famillial allait bien sûr peser sur la personnalité de Jonathan. Ses parents, constatant, par leur métier d’assureurs, toutes sortes de drames, les plus communs comme les plus rares, prenaient les plus grandes précautions pour protéger leur fils fragile, asthmatique, tombant légèrement mais fréquemment malade. Il fut donc choyé, couvé de telle manière que cela eut des conséquences imprévues et terribles qui décidèrent de toute sa vie, de son orientation même quand il finit par en transmuter la valeur.
Car c’est là la base de son drame.
Très tôt, il eut le malheur de scinder le monde en parties non exclusivement mais foncièrement opposées. Sa sensibilité, qui trouvait à s’épanouir dans une maison toute dévouée à son bonheur, se trouva choquée, moquée, torturée par les impitoyables ennemis de l’extérieur. D’un monde, il fit le Paradis, de l’autre il constitua l’Enfer, Sa hauteur naturelle ne supportait la violence, l’esprit malsain, fasciste qui font loi chez l’enfant.
Son éducation renforça sa timidité à un point tel qu’elle bloqua son intelligence et le rendit inapte à parler, donc à se défendre. Et son corps ne pouvant le protéger, sa nervosité ne compensant pas ses déficiences musculaire, il devint naturellement la proie idéale. C’est ainsi qu’un enfermement devant durer un temps cruel commença. Cependant, si dures que soient les humiliations que peut ressentir un être dont l’anéantissement extérieur paraît bêtise, traité hélas comme un être dont décidément il n’y a rien à tirer, mais qui, en fait, bouillonne intérieurement d’une émotion si intense qu’elle lui annihile tous ses moyens d’expressions, si éprouvantes que soit sa situation de frustration continuelle, d’exaspération de soi et des autres qui ne comprennent pas ou jouissent du mal qu’ils font à jouer l’ignorance de la réalité quand ils comprennent les causes réelles de la faiblesse, il se glissait parmi tout cela beaucoup de bonheur.
Car il y avait la famille. Car il y avait ce don, cultivé avec le temps, d’oublier les mauvais moments, de faire semblant d’être un chef, de mentir pour la famille, et ainsi de sauver l’honneur, dans lequel, aussi, il avait été élevé.
Il lui fallait simplement ériger un mur tangible entre sa famille et les autres pour que, jamais, elle ne le vit piteux avec eux, pour qu’elle lui conservât son estime. Il ne voulait surtout pas que son père, son idole, découvre ce qu’il lui cachait lors d’une quelconque confrontation où il n’aurait pas eu la force de s’affirmer aux yeux du camarade comme un être nouveau.
Car on s’habitue, dans un monde, à être bouc-émissaire, et alors, changer la donne quand la réputation est ancrée dans tous les esprits, qu’une part de sa personnalité s’y est faite, et qu’enfant, on ne dispose d’aucun recul pour s’en foutre éperdument, surmonter et finalement préférer l’isolement, est un acte pratiquement impossible.
Jonathan y arrivait, pourtant, quand il sentait la présence de son père en cours de récréation par exemple, où il s’efforçait soit de se cacher, soit d’être, soit de paraître autre que l’image que ses camarades en avaient. Mais quand le père et le fils se promenaient ensemble dans leur ville, et qu’un jeune enfant qu’il connaissait lui faisait signe, son père était tout de même étonné par l’empressement manifeste qu’il mettait à s’en aller, par son manque de sociabilité. La supercherie malheureuse dévoilée par Jonathan lui-même, ne fut su, par la famille que bien plus tard, lorsque justement, bien qu’il la craignit encore, il ne fut plus soumis à la pression des groupes.
De ce monde extérieur si mal perçu, impitoyable en réalité, tout n’était pas cependant infernal.
Il y avait une part, certes importante, qui était celle de Banban, mais il y avait aussi la poignée de bons copains, dont certains partageaient sa disgrâce, et d’autres non, il y avait un ou deux protecteurs qui ne pouvaient se dresser pour lui contre tous, en faire changer l’opinion, mais qui étaient puissants, il y avait les cours de récréation ou il courrait mal, du moins c’est ce qu’on lui faisait voir en l’imitant, mais il aimait ça, puis, surtout, il y avait les filles, qu’il croyait inaccessibles selon ses titres fâcheux, et qui étaient trop lâches pour lui avouer leur sentiment pour lui, qu’il pressentait pourtant, mais dont il eut la confirmation plus tard.
Voilà un aperçu résumant l’état dans lequel il vécut l’enfance, et s’il connut heureusement bien des bonheurs, déjà bien des malheurs, la suite de sa vie prit, comme nous allons le voir, une tournure nettement plus tragique.
L’adolescence
Ce sont les années collège qui sont paraît-il les meilleures années. Pas pour lui.
L’âge de la découverte, d’un commencement d’indépendance, du sexe, au moins des progrès du sien, de la bande qui, par le mépris des parents qu’elle nous impose, est censée nous faire mûrir, d’un pan nouveau de vie, c’est aussi, pour certains, l’âge des violences, de la solitude, l’emprise de la folie dont on commence, simplement sous la forme esquissée d’une vague intuition, à prendre peur, la découverte de la conscience de sortir de la norme, de la conscience qu’en ont les autres qui vous rejettent, de la liberté effrayante, et des drogues que votre sale situation propose et impose.
Jonathan était dans cette sale affaire de l’adolescence, plutôt forcée par tous les démons que par la partie qu’il aimait de lui-même. Nous avons vu le pli pris par son enfance. Il est aisé d’anticiper sur la façon dont une nature masculine pathologiquement émotive, élevée dans une famille surprotectrice dont un membre au moins frôlait la schizophrénie, son idole, pouvait évoluer en un monde, le collège, ou règne, plus que jamais, la force, ou les petits arrivants sont massacrés par toutes les classes supérieures, ou les plus faibles de ces novices le sont par tous les autres, ou les motifs de gloire restent indétrônables, le football, et la grossièreté satisfaite d’elle-même.
Mais je m’aperçois que j’ai oublié de mentionner ce fait de la vie de Jonathan sérieusement, dès son enfance, attaquée, gâchée par un trait commun à nombre de tempéraments nerveux. Il était plein de rituels, de tics qu’on appelle maintenant des tocs, assez compliqués, régis par des codes si précis que leur moindre manquement l’obligeait, nécessairement, à recommencer tout ce qui était compris dans la série qu’il exécutait, ce qui forgea, très tôt, sa conviction d’être possédé par le diable. Il comprit comment s’en soigner, mais sur le tard, et m’expliqua qu’une grande sensibilité en était la cause, qui devenait de manière consciente, lucide mais pourtant incontrôlable la servante d’aberrantes superstitions qui associait le bon déroulement des opérations rituelles, consistant pour lui en gestes et classifications de syllabes, à la protection de sa famille, et de lui-même.
Il me dit que l’issue était, avec le temps, de se former une force morale imperméable aux superstitions, et qu’avec cela, s’ il lui arrivait encore d’être touché, c’était d’une façon acceptable, qui ne l’invalidait pas trop, et que ce reste de maladie des nerfs provenait d’une surabondance d’imagination qui noyait et finissait par diriger l’esprit de l’être concerné, mais qu’il suffisait pour l’atténuer, d’exercices corporels sur lesquels focaliser l’imagination afin de la fluidifier et d’épurer ses multiples pensées, cela étant une ou la solution pour calmer le flux obsédant des images si perturbantes par leur intensité. Il espérait ainsi aider tous ceux qui souffraient de ce dont il avait tant souffert, mal incompréhensible des êtres non concernés pour lesquels c’est un faux problème, et qui pourtant sont parfois témoins de la possession réellement contraignante qu’il exerce sur les êtres particulièrement émotifs.
Si j’ai ici exposé cette part de lui-même que Jonathan a longtemps chercher à cacher, et à nier, c’est parce que j’ai pensé que son expérience pourrait servir à d’éventuels lecteurs touchés par le même mal ou témoins étonnés, impuissants ou soupçonneux de cette captation partielle de l’esprit d’un être. Mais, en rapport direct avec l’histoire de Jonathan, elle renchérit sur ce que sa vie était, un combat incessant dès le plus jeune âge, et indique un nouveau motif de persécution pour ses camarades, une raison nouvelle de se prêter à divers jeux d’imitation cruelle, et à le torturer un peu plus encore.
Mais il était habitué, mais il y avait sa famille, mais il y avait encore la possibilité de séparer l’univers en deux parties distinctes, clairement en définies et autonomes.
Il y avait aussi les copains de l’école primaire, les filles qu’il aimait et qui le lui rendait sans pour autant changer leurs habitudes, celles de femmes fragiles et sensibles soumises malgré elles, et comme par nature, à la tyrannie des mâles, à leur violence, à leur bêtise, et qui parce qu’elles devaient nécessairement paraître suivre les opinions des plus bêtes mais des plus forts mâles de la classe, pour ne pas être humiliées à leur tour, contenaient mal leur véritable sentiment et riaient du beau visage de Jonathan, de son aptitude à sa lecture qui en faisait le préféré de la professeur de français, de sa timidité, et des diverses manifestations de sa gaucherie, dont elles vibraient secrètement.
Mais tout cela, cette situation relativement stable, tout changea.
Progressivement il évoluait, progressivement son corps mutait. Une étape se donnait à franchir, difficile. Il fallait grandir, sortir de soi, de chez soi. Des données nouvelles pour un corps nouveau ne pouvaient le laisser continuellement séparer de la réalité les histoires dont il se voulait le sauveur glorieux. Cette réalité, elle vint avec la prise de conscience d’un fait d’abord réjouissant. Il se découvrit beau. Sa réputation l’avait aveuglé sur sa propre image. Il se voyait comme il croyait qu’il était vu, parce qu’on voulait qu’il se déprécia, certains qu’il se détruisit.
Mais, un jour, une fille qu’il aimait osa dire ce que les autres taisaient. Et cette fille était belle, si belle, en fait, qu’un brusque retournement s’opéra, les langues se délièrent enfin dans le sens du vrai. Les attitudes des jeunes femmes se firent plus libres, et les plus gracieuses purent enfin dévoiler leur sentiment sans crainte.
Les jeunes hommes eux-mêmes se mirent à avouer qu’ils le trouvaient beau, et à l’admirer franchement. Mais à tous ces anciens maux, la jalousie implicite, qu’il avait toujours connu sans savoir exactement à quoi l’attribuer, prit une teinte nouvelle, plus haineuse, ne se cachant plus, et décupla l’envie, l’acharnement de tous les amoureux condamnés maintenant à n’occuper qu’une place accessoire dans le cœur de leurs amantes, réelles ou rêvées.
Et cette situation ne procura aucun avantage tangible à Jonathan, hormis un fol orgueil, car cette chance que la Providence lui offrait, en la personne de cette splendide Aglaïa, beauté révélatrice de sa propre beauté, il n’eut pas la force de la saisir. Pourtant il l’aimait lui aussi intensément.
Faut-il que nous dénions l’importance des nombreuses années – personne n’ayant eu le courage suffisant pour les infirmer- où il adoptait pour lui-même l’opinion péjorative que ses persécuteurs lui jouaient ?
L’infériorité dont il s’était cru si longtemps intrinsèquement marquée, l’empêchait donc d’adhérer pleinement à cette réalité d’un charisme trop rapidement dévoilé, inversant positivement, mais trop violemment, les anciennes tendances. Car la timidité l’étranglait toujours, car il gagnait une apparence, pas une personnalité, une ébauche d’expression, mais pas l’essentiel, encore sous scellé.
Si la nature de Jonathan le portait spontanément à l’envahissement permanent de toutes ses facultés par les multiples images de l’être qu’il aimait un moment, ce fut, comme l’amour d’enfance de Berlioz, Aglaïa qui s’imprima incurablement, dont il se souvint toujours avec acuité, qu’il regretta le plus amèrement, le symbole de l’échec de sa vie amoureuse, l’éternelle et désolante référence. Enfin, cet amour lui échappa mais à l’âge où l’on se détache du respect sacré des parents, où ils perdent la possibilité d’imposer leur choix.
Alors cet amour de Jonathan, comme les autres monopolisant toutes ses énergies, perdit pour son malheur, dans le même temps, le rôle de contrepoids nécessaire qu’impose la toute-puissance des grands
Et cet amour le perdit, puisque pour réussir, il fallait travailler, effort auquel les tumultueuses passions, les dangereux changements de l’adolescence ne laissaient aucune place à l’indispensable concentration que la force n’impressionnait plus, liberté ardente amputée de l’équilibrage que les puissances antérieures lui conféraient.
Et puis, il fallait qu’il fasse ses preuves, qu’il parla normalement, qu’il sorte de l’enfermement imposé par sa nervosité démoniaque, par la contraction de tout son corps, par ses blessures morales accumulées au fil des ans.
Il fallait que ça sorte, ce qu’il avait à l’intérieur. Seulement, ses notes chutèrent, il redoubla, et à son lamentable bafouillement vint s’ajouter le manifeste qu’ils attendaient tous, la preuve irréfutable de son imbécillité. Et lui, qui déjà, se défendait par borborygmes, ne put bien évidemment que se contenter de ce que son corps produisait, gémir, impuissant.
Les seuls cours qu’il suivait maintenant, qu’il appréciait, c’était, avec l’histoire et le français, le catéchisme, et jamais il n’a pu comprendre, bien qu’il en était alors, mais faussement, ceux qui sen gaussaient réellement, au fond d’eux-mêmes, étranger à la poésie de ce genre particulier de cours, car pour qui aime les histoires, quoi de plus propice à la rêverie, de bandant même, que les aventures de Jésus et des siens ?
Enfin, il commença un entraînement martial qui acheva de l’abrutir aux yeux des autres. Puisqu’il n’avait plus que ce moyen immédiat, perturbé qu’il était, pour se faire valoir, pour communiquer, langage esthétique d’un corps qui ne sait parler avec la bouche, la langue, les lèvres, lançe des arabesques avec les jambes, réunissant des types qui l’ignoraient, pour la fureur appréciée de ses tripes découvertes au moyen de tout ce qu’il exécrait, mais par quoi il existait, enfin, comme un leader, en un domaine de destruction.
Il devint un invincible larbin, garde du corps sans individualité de plus fortes personnalités, moins entamées, moins éloignées de leur véritable nature, de leur véritable envie, véritable valeur.
Un être qui n’existe plus que pour la crainte qu’inspire son corps, mais qui existe enfin aux yeux des autres, qu’on ne laisse plus seul, dont on apprécie les exploits physiques, voilà ce qu’il était, sauf que l’intelligence perçait en-dessous, sauf que par ce moyen, il n’était plus totalement la tête de turc dont tous se fichaient éperdument, et, conscient du chemin nécessaire, si long encore à parcourir pour accéder à la délivrance, il devint incontrôlable.
C’était la forme prise par sa révolte, comme l’est l’anorexie pour une jeune fille, quand elle découvre que l’enfance est finie, que la mort est là qui attend tout ce qu’elle aime, que peut-être, le paradis auquel elle croyait n’existe pas, qu’il faut, enfin, qu’elle parvienne à accepter une vie nouvelle, laissant loin le confort physique, moral, affectif et spirituel de son bienheureux passé, dont elle a une nostalgie infinie aggravée par l’éloignement de ce qui seul la soutiendrait à ce moment là, et qui ne comprend pas, plus, et refuse une aide qu’il ne peut logiquement plus donner.
La forme d’affirmation de Jonathan, c’était la violence ; s’exprimer au moyen de cette voie immédiatement à sa portée lui donnait un rayonnement méprisable mais le hissait au statut de centre d’un cercle qui, choisit par défaut, n’empêchait pas la jouissance.
Pour la première fois ailleurs que chez lui, il quittait la périphérie, il devenait un pseudo chef, il acquérait une pseudo liberté, une pseudo autonomie vis-à-vis de la moitié des catalogués comme fils de notables qu’il combattait et dont il ne redoutait plus l’emprise, et il était ainsi le hérault des perdus, amateurs de violence. Il gagnait ainsi un peu d’indépendance, mais était forcé de jouer l’insensible, le dur, le type ironisant sur la culture, persécutant ceux qu’il aimait vraiment mais dont il n’avait pu être l’ami, le meneur des brutes du collège, allant jusqu’à jouer volontairement l’idiot, prisonnier de la nouvelle image de lui-même par laquelle il sortait du lot, de l’anonymat, et obligé de tout travestir pour y correspondre, pour la maintenir, pour protéger un ascendant devenu nécessaire à sa propre intégrité, la terreur qu’il inspirait ne devant pas cesser s’il ne voulait pas être confronté à des rivaux beaucoup plus forts que lui mais que sa réputation, d’ailleurs usurpée, retenait.
Ce faisant, les filles qui l’aimaient auparavant parce qu’elles pressentaient ce que son apparence cachait, ne virent plus sous sa nouvelle manifestation son intériorité véritable, et ne l’aimèrent plus. Elles le prirent vraiment pour un être bête, stupide.
Malgré cela, il y eu encore des femmes pour l’aimer, mais s’il partageait leur sentiment, sa timidité, restant maladive, l’obligeait à s’assurer de leurs dispositions à son égard, et s’il n’en était pas sûr, il repoussait ses tentatives de séduction, ce qui paraîtra soit ordinaire soit romantique pour un siècle qui ne l’est pas. Le plus étonnant, c’est quand il était convaincu de l’amour que lui portait celle qu’il aimait, car, malgré d’évidentes preuves, il attendait encore, afin d’être absolument sûr, accumulait par observation les gestes et les paroles allant dans son sens, et finissait par adopter une attitude féminine, soit n’étant jamais complètement certain des sentiments de l’aimée, et, si intensément amoureux, forcé d’attendre encore la preuve absolue, soit complètement rassuré, repoussant alors indéfiniment au lendemain la rencontre puisque se sachant aimer, et n’ayant par conséquent pas besoin de presser les choses.
Jonathan fonctionna ainsi en amour et ne fut jamais heureux, jusqu’à ce qu’il prit conscience de ce que cette attitude avait de féminine, et qu’au prix de prodigieux efforts, il la changea. Alors, malgré des déceptions cruelles, il devint homme.
Pour l’heure en ce collège, le jeu de l’extériorisation était lancé, il fallait atteindre le but, la reconnaissance du monde extérieur pour sa vraie valeur, qu’ils sachent tous ce qu’il pouvait faire, vraiment, même si pour cela, il devait user de moyens condamnables, moyens qu’il utilisa en effet, et qui, par leur juste retour, pourrirent longtemps sa conscience, mais dont le rôle positif fut le matériau vécu qui servit substantiellement ses thèmes de prédilection, la liberté, la grâce, le déterminisme, le mal, les modes d’expression des natures, la responsabilité individuelle, l’identité et bien d’autres sujets qu’il développa quelques années après.
En attendant cette rédemption à vivre, c’est une chute qu’il vivait car ses actes mauvais l’entraînèrent uù il n’aurait jamais cru aller. Ses tics s’amplifièrent, et l’empêchèrent complètement d’écrire. Ses résultats furent les plus calamiteux du collège. Mais le pire, c’est de l’inattendu qu’il vint. Son seul domaine de paix fut atteint par la révolte, par le désastre de la révolte. On ne le comprit point. L’Enfer semblait évoluer vers le purgatoire mais il restait Enfer. Et la face divine du monde devint infernale, elle aussi. Sa famille fut entraînée dans la spirale destructrice de leur fils, Jonathan, dont chaque frasque les condamnait, les excluait aussi d’une société des bons parents, sachant, eux, correctement éduquer leurs enfants.
Après donc, avoir été catalogué comme l’élément diabolique de l’école, Jonathan fut rejeté par sa famille.
Sa fureur, il est vrai, ne les épargna pas. Son impulsivité, son inconstance, son ivresse en firent les premières victimes. Et les batailles épiques firent rage à la maison. Ses seuls appuis désormais furent les plus infréquentables, les plus marginaux, les fruits complètement pourris, purs profiteurs, purs escrocs, dont nulle conscience ne devait déranger les exactions, nul souci d’une activité rédemptrice les faire sortir de leur bassesse, et qui ne furent, effectivement, d’aucune aide, et l’abandonnèrent dès qu’ils le purent, à un sort auquel eux, la véritable engeance, ils échappèrent.
Le collège décida de l’exclure, définitivement, et à raison tant sa violence justifiait son renvoi.
Paradant, confiant à ses camarades son intention de brûler le collège, mais perdu, faux dur isolé de tout et de tous, dont le dossier bloquait toutes tentatives de réinscription en collèges privés ou publics, et déviant trop gravement de la norme pour le laisser libre d’errer, on l’interna.
Le Centre
Jonathan le lettré, Jonathan jouant le rôle du dur pour se protéger, Jonathan l’incompris, fut placé pour durée indéterminée dans un centre d’éducation renforcée, et constata, une fois de plus, la bêtise des hommes et des psychologues en particulier.
Pour qu’un psy vous comprenne, vous aide, il faut que vous acceptiez de lui parler. Mais un être dont l’âme, le cœur sont brisées, comment pourrait-il parler, se confier spontanément à une personne, qu’elle lui soit imposée ou non, qu’elle ne connaît pas ?
Et le rôle des soi-disant spécialistes de l’âme humaine, n’est il pas de comprendre la raison pour laquelle les grands blessés ne parlent pas, ou de savoir qu’ils mentent, et de considérer ces mensonges comme un symptôme du problème et non comme de la mauvaise volonté ?
Ne savent-ils pas, enfin, que l’insensibilité apparente, le « je ne suis choqué par rien » cache la plupart du temps un « je suis choqué par tout, mais je ne peux l’admettre ni le montrer, car alors, mes défenses affaissées, mes impitoyables congénères s’empresseraient de se défouler sur moi, et m’anéantiraient ; la vie est ainsi, vous ne le saviez pas ? » . Mais non, Jonathan, les psychologues, censés être les maîtres de la question n’ont jamais guéris personne, jamais. La folie n’est pas pour eux le signe de la lucidité. Ils ne savent pas que le risque de la folie individuelle est la seule manière de purifier réellement sa conscience, car elle est la souffrance majeure de l’isolement, et qui y résiste, qui la traverse triomphant ne succombera pas, sous le poids du nombre, à la folie collective, la seule reconnue socialement, la seule dont on ne punit pas les coupables, mais tellement plus meurtrière.
Ne vaudrait-il pas mieux multiplier les Van Gogh, les Nietszche, les Gérard de Nerval, que la masse exempte de dérèglements individuels apparents mais furieuse pourtant, lyncheuse pourtant, la folie institutionnalisée tolérée mais plus effroyable que celle des hommes courageux résistant à la pression des foules, que l’insupportable solitude hélas dérègle.
Ce n’est pas en lisant leurs manuels que les psychologues évolueront, hélas, me confiait Jonathan ; ce genre d’âmes paraît inapte à la compréhension des véritables œuvres, mais alors qu’ils restent à leur place, sans prétentions, et qu’ils laissent ceux qui savent les diriger, qu’ils s’y soumettent de bonne grâce, n’étant pas pourvus de la qualité d’âme nécessaire à un tant soit peu de recul, de réflexion. Et il avait je crois, raison, bien que là comme ailleurs, il voulait sa pensée la plus ouverte possible, et c’était ça, prendre le risque de la folie, simplement avoir sa pensée la plus ouverte possible, courage intellectuel, qui, s’il est bien compris, engage tout l’être, le moral comme le physique, et peut conduire aux plus belles actions comme aux pires exactions, que , malgré elles, des âmes trop pures, cherchant un état qui excède leur force. commettent.
Jonathan logeait donc chez des ignares, gouverné par des hommes à l’impardonnable défaut, la simplicité, très forts physiquement, imbus de leur pseudo science, se croyant de grands intellectuels quand ils avaient validé leurs deux années d’université chez les incultes, en psychologie. Il me disait d’ailleurs : « Un psychologue, ça remplacera jamais un bon curé ; aussi borné l’un et l’autre, l’un au moins est humble parce qu’il se sait limité, mais l’autre est persuadé de détenir la vérité immuable quand il est parvenu à lire son Freud, et mémoriser les deux, trois fiches techniques nécessaires à son examen. »
Pour ma part, je dois, pour en avoir connu quelques-uns, bien avouer qu’il exagérait à peine.
Mais, à cette époque, ses idées n’étaient pas encore constituées en son esprit et ne percevant la vérité que sous forme d’intuition non encore conceptualise, il ne pouvait rien opposer aux oppresseurs d’alors.
Ils ne l’auraient, de toute façon, pas écouté.
Quant aux êtres partageant son sort, ils étaient de la race des militaires du rang. Aucune pensée élevée, une succession de blagues obscènes, de rires tout aussi désastreux y répondant, une incompréhension généralisée face au mutisme de Jonathan qui, spontanément, ne riait pas, et ne riait pas non plus par calcul à leurs blagues car, bien que sa protection lui importait, des limites restaient infranchissables pour sa nature délicate, haute, facilement choquée par un langage cru.
Tout cela constituait son quotidien. Jonathan refusait donc logiquement cette Famille, refusait l’intégration, préférant la solitude à la dégradation de l’idée qu’il se faisait de lui-même, idée vraie puisque l’on sent intuitivement, par ses penchants spontanés, immédiats, la qualité de sa nature, le niveau réel de son être.
Manifestement, il n’était pas à sa place dans ce Centre. Sa violence aurait pu, participant de la goujaterie des petits orphelins et autres camarades imposés, en faire le chef craint et respecté, mais le machisme essentiel à toute graine de violence lui était complètement étranger. Jamais il n’aurait pu offenser une femme. Cette disposition à la galanterie, signe évident de sa noblesse naturelle, le mettait irrémédiablement à l’écart. Seul une poignée l’appréciait, et pour sa force. Jonathan était donc isolé, méconnu, inconnu. Et les imbéciles, parce qu’il refusait de se livrer à ceux qui ne méritaient pas ses confidences, le jugeaient dur, froid, ne comprenaient pas qu’un être put accepter comme bizutage la lecture intégrale de « La recherche du Temps perdu », preuve qu’il n’en rejetait pas à priori le principe, mais qu’il refusait obstinément l’intronisation dans le groupe par les coups, les humiliations, les rituels dégradants. « Pourquoi, me disait-il, cette sorte de cérémonie, systématiquement, cherche l’avilissement ? Si le but est l’amoindrissement de l’orgueil du nouveau, n’y a t il pas d’autres moyens, plus nobles ? Et s’il s’agit de montrer par cette acceptation des sévices l’abandon de ses intérêts propres à ceux du groupe, y compris sa dignité, n’est-ce pas alors entrer dans le piège des pressions de groupe, loi naturelle mais responsable de la si lente évolution des hommes, de leur maintien dans une bêtise difficilement supportable pour l’homme qui, à force d’efforts, les a dépassés ? »
Toujours est-il que, ces pressions, il les refusa.
Ses activités habituelles étaient l’informatique, la marquetterie, et le sport. Il n’en aimait aucune.
Des jeunes enfants étaient aussi présents au Centre. Attaché à quelques-uns, il les aidait pour les lettres qu’ils écrivaient à leur reste de famille. Il constata la dureté de leur vie, privés d’affection, de contacts corporels. Comment la voix rugueuse d’un éducateur, et le tapotement d’une main calleuse sur une frêle épaule pourraient se substituer sans pertes aux câlins maternels ? Malgré cette évidence, les éducateurs traitaient ces jeunes de simulateurs lors de crises d’angoisses ou lors de manifestations exacerbées de leur physionomie pour certaines circonstances, mais en quoi ces simulations sont-elles gênantes, puisqu’elles traduisent un besoin d’affection non simulé, et cruellement insatisfait ? Qu’on songe à la vie de ces enfants, privés de protecteurs, et auxquels on impose une cohabitation permanente avec d’autres enfants, qui ne sont pas toujours tendres, et, quand ils le sont, engendrent de toute façon un tension continue. Et les éducateurs qui ont leurs propres enfants, s’occupent, eux seulement, de leur procurer la chaleur nécessaire à leur bonheur, et ces mêmes éducateurs doivent juger cela suffisants, puisqu’ils sont si brusques. Cette cécité des hommes révoltait Jonathan.
Pour l’heure, il fallait que lui s’en sorte. Et il y parvint. Appuyé de sa famille, qui comprit le triste endroit où elle avait contribuée à le placer, il tint la promesse qu’il avait faite au plus mauvais des éducateurs, celle d’être libre pour les vacances d’été, qu’il n’eut pas en effet à partager avec eux. Et il eut donc ce qu’il voulait, et ce, en partie, grâce une statue de la Vierge dans le Parc du Centre, qui lui fit déposer le bâton qu’il emportait pour corriger l’éducateur ennemi, correction qui, si elle avait eu lieu, aurait pu le faire sombrer définitivement dans ce genre d’Univers hospitalier morbide impropre à la guérison des âmes spéciales,
Enfin, il partit.
Le retour avorté
Déboussolé par cette expérience, il fut à nouveau accepté dans un collège, mais s’attachant à l’image valorisante du « dur » cultivé les deux années précédentes et auxquelles le Centre donnait une assise sociale, n’existant essentiellement que par ce titre, cette apparence dont on se gausse mais qui intrigue aussi à cet âge, déboussolé finalement par cette expérience l’éloignant encore un peu plus de la norme, cette année fut une nouvelle de l’exclusion, l’obligeant à changer de formation.
Sa nervosité mal orientée, non exprimée, le détruisait en l’empêchant d’écrire, d’articuler audiblement des paroles simples. Les rituels s’amplifièrent et prirent le gros de sa force, de son énergie, de son temps, rituels qu’il s’efforçait de masquer à l’extérieur mais qui l’empoisonnait tard dans la nuit. Son comportement social se résumait en attitudes, poses, gestes agressifs, car il pouvait prendre de la place ainsi, et ne redoutait plus les conversations, impossibles pour son émotivité, grâce à son apparence qui maintenait loin les interlocuteurs éventuels.
Cette prise de distance, se prolongeant de nombreuses années, était nécessaire à la récupération de son individualité. S’il ne pouvait encore revendiquer ce qu’il était, il pouvait volontairement refuser le contact qui l’aurait humilié, son émotion toujours masquée contrôlant en fait sa vie entière, transformant ses actes quelconques du quotidien en épreuves de force, et donc ne laissant voir de lui qu’un pantin désarticulé et vide, apparence dont il avait la claire conscience dans le temps où il la manifestait, comme il avait conscience de l’effet produit sur les autres, qui le traitaient en conséquence.
C’est pourquoi il refusait l’entrée dans sa sphère et prendre des attitudes agressives était la condition pour ne pas passer, tout à fait, pour un imbécile.
De valet demeuré, peureux, victime de la violence des groupes, il muait en brute aux yeux des autres, et c’était déjà une progression. Un demeuré qui résistait, qui ne se laissait plus tout à fait faite, sur lequel on ne pouvait plus, en toute impunité, se défouler, c’était s’affirmer, s’exposer comme force de contestation potentielle, donc exister, mal, mais exister tout de même.
Mais la frustration était cruelle. L’amour, qui toujours l’envahissait, dont l’objet était à cette époque une jeune et énergique arabe, et dont il était, malgré tout ce que nous avons dit, aimé, parce que l’intuition de sa puissance si lente à actualiser touchait les femmes, qui savaient voir, sentir, bien plus que les hommes, donc cet amour était condamné dès l’origine, car celles qu’il aimait se résignaient à cause de l’impossibilité, de l’indifférence apparente que son trop plein d’amour le forçait à jouer ; elles se lassaient, et lui fuyait.
Jonathan gardait ses sentiments pour lui, ou en livrait une part à un camarade auquel il faisait jurer le secret.
C’est donc plein de ses tics, de son impuissance, de son amour condamné, de ses richesses ignorées, de son apparente brutalité, d’un passé déjà pesant, qu’il abordait les cours.
Mais Jonathan ne pouvait, on s’en doute, se concentrer. Malgré quelques encouragements des professeurs, et des éclaircies dans sa réputation, car avec les notes les plus basses du collège, il se glissait parfois une note excellente en mathématiques, et sa moyenne en français était, et elle sur la longueur, des plus correctes, il ne fut capable d’un effort prolongé. Il ne se levait plus , ou amené de force à l’école, il la quittait ou bien s’enfonçait dans la provocation. Il se préoccupait plus d’arts martiaux, et, étant connu pour sa mythique et néanmoins plus légendaire que véritable efficacité, il cherchait, en cas de confrontation avec tel ou tel élève, s’il l’aurait remporté.
Il s’entraînait donc beaucoup, en prévision de rixes où il aurait à donner une impression convaincante, à faire face solidement, s’il ne voulait déchoir de son rôle patiemment formé.
Mais l’essentiel de cette période n’est pas là.
Cette année, en effet, il découvrit la poésie. Et il en écrivit. Il espérait ainsi avoir la reconnaissance d’autre chose que ce qu’il montrait. Il se trouvait des correspondances, avec Villon par exemple, le mauvais garçon que la grâce touche, émouvant les geoliers, le Roi, au point qu’il revêtit pour eux un caractère sacré. C’est le divin qui avait parlé en lui, on ne pouvait donc le condamner. Et il échappa à la mort. Lamartine, Verlaine, Paul fort, Prévert, étaient ses poètes préférés. Il comprit l’intérêt qu’il pouvait avoir à être lui-même poète : s’exprimer enfin ! Il composa ainsi quelques dizaines de poésies, sur les thèmes qui le concernaient principalement : la folie déjà, puis l’amour des femmes, l’incompréhension des autres pour soi, la solitude, la chute, l’espoir de rédemption, l’existence et l’amour de Dieu.
Ses poésies donnaient un sens à son existence, car il s’y dévoilait vraiment. Mais, mis à part sa grand-mère pour les moins choquantes, personne ne les connurent. Des camarades apprirent bien leur existence, mais les leur donner à lire, c’était, même pour ceux qu’il appréciait, oser montrer sa fragilité, sa vraie nature de trop émotif pour vivre. Et cette brusque confession le changeait trop radicalement pour qu’il l’osât. Avec recul pourtant, lors de nos conversations, il me dit que, peut-être, les professeurs l’auraient compris par ses poésies, et si cela n’eut pas suffit à assurer le déclic, le changement lui permettant de travailler régulièrement pour réussir, la satisfaction, le bonheur d’être vu différemment et apprécié pour une qualité de sensibilité, une qualité littéraire, auraient comblé partiellement le manque de reconnaissance dont il souffrait, lui donnant une assurance accélérant la réussite d’un retour à la vie sociale indéfiniment repoussée. Mais, au collège encore, les rapports de force physique ont une large part ; c’est encore la guerre. Aussi, je ne suis pas convaincu, moi, de l’impossibilité d’un plus large conflit avec ses congénères, s’il s’était montré nu. Et l’écroulement alors aurait pu lui être fatal.
Son année entière se déroula donc dans cette atmosphère. Et il n’eut pas, pour finir, ses examens. Aussi, on décida, d’un commun et forcé accord, de l’inscrire en comptabilité, orientation exactement opposée à sa nature et à ses aspirations. Cela se fit, selon ses résultats, c’est-à-dire qu’il fut envoyé dans le plus mauvais établissement professionnel de la région et l’enfer recommença.
Le BEP
Le lycée professionnel se situait en campagne, au sein d’une toute petite ville de Province. Et l’endroit était effectivement peuplé de gens très provinciaux. La culture n’y existait pas. Plusieurs sections étaient représentées au Lycée, comptabilité, commerce-vente, sanitaire et social.
Les étudiants n’avaient pas choisi d’être là, mais la plupart n’aurait pu être ailleurs. La culture littéraire notamment, leur était totalement étrangère. C’était un milieu moins violent qu’on pourrait le penser, mais difficile pour un amateur de Balzac, qui s’identifierait plus tard à Louis Lambert, à Balthazar Claës, hommes portés par la passion, détruits par elle, mais aussi promis par elle à la découverte de vérités bouleversant le monde et justifiant leurs emportements. Balzac le fascinait. Qu’on essaye d’imaginer alors, la façon dont il fut reçu dans ce lycée technique. Si Louis Lambert fut incompris et moqué par des élèves cultivés mais différents, comment des fainéants, des oisifs par nature, des non vibrants qui ne connaissaient de littérature que les noms d’Hugo et de Dumas, pouvaient comprendre, participer de l’exaltation muette de Jonathan ?
Alors il fut seul, et seuls aussi les mouvements martiaux qu’on le voyait parfois exécuter l’empêchèrent d’être trop maltraités. Et puis le peu de français qu’il y avait là-bas, le vocabulaire qu’il connaissait, manifestait aux plus intelligents une différence qu’ils acceptaient, qu’ils n’osaient pas interroger, mais qu’ils apprirent à respecter, respectaient finalement.
C’est ainsi qu’il se fit une place, une place atypique, progressivement. Hélas, il restait les cours. La comptabilité, l’administration commerciale, le droit, la dactylographie, en plus de matières classiques comme la biologie, l’anglais, auxquelles il avait depuis longtemps renoncé, le dessin où il était depuis toujours le dernier, constituaient son programme. La perspective de travailler quatre années sur le calcul d’entrées et de sorties, de taper des lettres selon un code de langage qu’il maudissait, afin de décrocher un baccalauréat professionnel, qu’il haîssait tout autant, l’effrayait plus que quatre années de bagne, expérience dure, mais selon son moi d’alors, hors normes et formatrice, ou qu’un engagement de cinq années minimum pour la légion étrangère.
Lors des interrogations écrites, il composait, discrètement, des poésies. Il emportait, du riche Centre de documentation de l’Ecole, des livres de poésies qui ne servaient jamais, et qu’il lisait le soir, quand les autres se livraient aux blagues scatologiques, pornographiques habituelles ou improvisaient une partie de football dans les chambres.
C’est grâce à ce centre de documentation, où il passait tout le temps qu’il avait libre, qu’il découvrit, dans un magazine littéraire, Schopenhauer, qu’il réfuta violemment quelques années après, mais qui l’enthousiasma sans commune mesure en ce premier trimestre. de comptabilité. Il venait de découvrir la philosophie, non plus par l’intermédiaire de son père, mais à partir le lui-même. Avec qui cependant Jonathan aurait-il bien pu gloser sur la négation du vouloir-vivre ? Ses réflexions furent donc solitaires, par nécessité, dangereuses parce que non exprimées, non communiquées. Il expérimenta ainsi un moyen de communication harassant. Il s’était aperçu que les rares moments où il parvenait à parler sans peine, il ne pensait plus, étant tourné vers l’extérieur. Aussi il décida d’abolir volontairement toute image, toute pensée en lui-même, car il pensait qu’il sortirait de cet exercice, nécessairement, une production tournée spontanément vers l’extérieur, que, se supprimant comme centre de référence tourné vers lui-même, en partant du vide, il pourrait atteindre un niveau de pure projection de l’esprit. Ses tentatives étaient, sans qu’il le sache, une découverte par soi des principes mystiques, mais commencés par la finalité de l’ascèse. Il tentait de partir du vide au lieu de chercher à y accéder par des exercices naturels. Aussi, il ne se contentait pas de ne pas entretenir ses pensées, son imagination, afin de les fluidifier progressivement et en définitif de les contrôler. Il les bloquait carrément, ne les laissait pas venir, tentait l’acquisition d’une conscience vierge, vide en permanence, ce qui est contre nature, demande un effort incessant et harassant qui conduit bien, parfois, à la projection intégrale de son esprit vers l’extérieur, projection étonnamment accompagnée de sa conscience propre, mais singulièrement d’une conscience sans mots, sans interférences entre soi et l’objet, et qui se sait pourtant différente des objets qu’elle vise, ou plutôt qu’elle contemple. Mais l’effort n’étant pas naturel, n’étant pas progressif, il se produit un phénomène de compensation cérébrale, et aux instants de grâce, succèdent inévitablement l’exact opposé, une surabondance d’images absolument incontrôlable qui vous fait souffrir, horriblement. Pourtant, Jonathan devait longtemps encore s’orienter dans cette voie-là, pensant qu’au fur et à mesure, la projection de conscience primerait sur son annihilation, sur le retour intégral à soi, et qu’il parviendrait à franchir un point de non retour où seule la visions resterait. Mais il se trompait, et il dut changer la forme de ses exercices, qui, me disait-il, « ne doivent pas s’attaquer directement à l’imagination, mais la concentrer sur des activités intellectuelles ou corporelles afin qu’elle soit purifiée par eux spontanément, sans efforts particuliers ».
Et l’équilibre naîtra de cela et de ce que nous analyserons plus profondément plus tard.
Cette époque de sa vie lui fit découvrir un nouveau moyen d’extériorisation, efficace et terriblement pervers, fort en vogue dans ce lieu perdu, l’alcool.
C’est là-bas qu’il prit conscience des pouvoirs libérateurs de l’alcool, et, ravi, cru trouver en lui la solution définitive pour vaincre son émotivité. Il suffisait, pour un prix dérisoire, de s’acheter une fiole contenant du produit magique, et alors, regarder bien en face n’importe qui, oublier l’endroit, s’évader dans un arrière monde, atteindre une sorte d’intemporalité, toutes ces choses vitales pour l’homme, quelques dizaines de minutes suffisaient grâce au miraculeux liquide pour les réaliser. Cette nouveauté devint une habitude hebdomadaire, un rendez-vous source de fidélité, devenant rapidement l’unique et triste but d’une existence entière. Heureusement, l’internat et l’unique jour de liberté limitaient cette dépendance, et l’empêchèrent d’y sombrer en pleine jeunesse.
Cependant, son attitude se détériorait, ses devoirs n’étaient jamais faits, ses notes baissèrent. On vit qu’il n’avait rien à faire là. On le lui dit. Il restait muet, hormis quand il avait bu, hormis dans ses états euphoriques. Puis les décideurs le renvoyèrent. Jonathan prit alors ses bagages, et, sans saluer personne, il retourna vivre chez ses parents.
Un aparté essentiel.
Dans le temps de ces péripéties, un événement survint, qui le choqua pour la personne touchée mais qui devait surtout orienter ses réflexions. Un être proche de lui fut frappé d’une attaque cérébrale. Cet être survécut mais il perdit sa vivacité, son énergie, la plupart de ses souvenirs, un bras, une jambe et l’usage de la parole. Les multiples infirmités, intellectuelles, physiques, spirituelles vouées à perdurer jusqu’à la fin de cet être, niaient toute possibilité de signification pour lui, tout sens, toute compensation, rédemption . Jonathan ne pouvait admettre qu’un destin fut brisé de la sorte. On pouvait toujours, quand un être mourrait, imaginer un substrat essentiel s’échapper de son corps, et s’envoler pour des cieux plus heureux. On pouvait, à la rigueur, même pour un tétraplégique qui conserve sa maison, supposer une évolution difficile mais encore possible, un acte lui permettant de se ressaisir intégralement, d’assimiler toutes ces épreuves, et de dépasser son état présent. Mais quand les facultés intellectuelles sont mortes, si l’Esprit souffle encore dans le corps meurtri, on ne l’y voit plus. Les progrès, l’évolution spirituelle sont brisées nettes, et pour toujours. La régression est telle que le niveau antérieur ne pourra jamais être retrouvé. Il s’agit d’une chute irréversible. Et d’un obstacle insurmontable pour la conscience terrifiée. On pourra toujours objecter qu’un sens peut encore être trouvé à ce drame. Effectivement, rien n’interdit de penser qu’il peut servir par exemple, les progrès de la médecine, ou bien que le choc causé par un tel état aux membres proches va les inciter à se surveiller plus, ce qui les sauvegardera de cette dépersonnalisation radicale. Oui, peut-être, certainement, tout cela servira l’histoire. Mais la personne concernée, à quoi cela lui avancera t’elle, puisque, pour elle, c’est fini pour jamais, puisque, s’il y avait une ascension, un sens logiquement déterminé, un cohérence dans la progression, tout s’est écroulé, irrémédiablement ?
Cette personne, qu’elle soit involontairement l’origine des plus grands biens, n’en récoltera jamais les fruits. Elle est , vivante, déjà passée. Sa vie n’offre plus que désolation, souffrance. Comment ne pas être saisi d’une révolte insoluble, d’un découragement total, d’une incompréhension désespérante face à l’injustifiable ? Il s’explique d’un point de vue causal, mais détruit néanmoins toute perspective optimiste, toute projection vers le futur, futur dont on sait qu’à tout moment, il peut faire de soi un insensé, effacer la portée de tous nos efforts, qui, s’ils servent encore le monde, servent un monde où nous ne sommes plus ni acteurs ni receveurs, et où tous sont toujours soumis à l’horrible et permanente angoisse de la perte irrécupérable du sens de leur existence.
Que ce sens soit donné, ou bien que nous en soyons les auteurs, peu importe ! Il suffit de constater que la perte totale de soi, non au profit d’un plus grand que soi, mais auquel est substitué le chaos, l’incohérence, une forme inférieure de folie, est toujours possible, pour ne plus, jamais, dormir en paix, pour rejeter toutes les religions, toutes les mystiques. Imaginez-vous Saint-Paul, Jésus, Bouddha foudroyés par l’attaque cérébrale ? Vous objecterez qu’ils devaient être épargnés, et qu’ils l’ont effectivement été.
Mais, il est probable que le cerveau d’une multitude de Prophètes potentiels se soient implosés avant terme, et que cet incident ne les tua pas, mais manifesta clairement à leurs disciples la réalité, la vérité du monde matériel.
Prendre conscience, pour une âme jeune et sensible, de ce bouleversement intégral de l’âme due aux seules conditions physiques, c’est comme avoir une révélation à l’envers. C’est la sortie de la Caverne ou, quand on a contemplé l’idée du Bien, on n’est définitivement plus le même.
Sauf que le Souverain Bien est la mort, l’impermanence, la preuve manifeste qu’un contemplatif qui soi-disant accède à l’ultime vision, peut se transformer en un instant en brute plus grotesque, plus obscène, plus inculte, que les pires militaires, ce qui n’est pas peu dire et tout bonnement terrifiant.
Ce changement de nature, qu’une simple artère bouchée provoque presque à coup sûr, s’il est cause sérieuse des plus grands doutes à l’égard de l’existence de Dieu, a au moins le mérite de rendre stoïcien. En effet, très tôt alors, on pense au suicide. Plutôt la mort qu’une telle dégénérescence, qu’être livré sans défense aux sobriquets, aux humiliations, à la familiarité de tous et de toutes, sans distinctions. Et le pire est que nous aimerons cela ! Les plus bêtes nous fascineront, les plus vulgaires seront nos modèles inatteignables. Non, cette vision est trop affreuse. Préparons-nous !
Contractons un pacte avec gens de même espèce afin que chacun s’engage à tuer l’autre s’il n’est plus lui-même. En attendant, aggravons notre hypocondrie, et tous les Quinze jours, allons-nous soigner chez le médecin. Ceux-ci, bienfaiteurs de l’humanité, ne nous comprennent pas cependant. Mais il est normal, logique, pour un être qui aime la vie, de craindre de la perdre, et plus un être vit, plus, évidemment, la mort l’effraie, et c’est en proportion de son goût pour la vie qu’il sera porté à l’endurcissement, au stoïcisme, aux religions, à la création. La force rend faible dans un premier temps, et soit elle anéantit alors définitivement l’être le plus vibrant, soit il se surmonte par une surproduction compensant sa clairvoyance. alors, de faible, il retrouve sa force. Tout être véritablement fort est au bord du gouffre, car son imagination est suffisamment ardente pour maintenir en lui l’image de la disparition de son corps qu’un sexe dont la production correspond à l’imagination attache désespérément à la vie. Aussi, porté à jouir plus que tout autre, sa lucidité le bloque et ne lui permet pas cette expansion. Mais, s’il s’en sort, il créera ce que seul ce genre d’être peut créer, il marquera la vie d’une empreinte à la qualité infiniment plus profonde que le commun des hommes, car il aura surmonté sans l’avoir rejeté son intelligence, et celle-ci associée à son corps ardent enfin libre, toutes les barrières qui entravent l’homme ordinaire ne résisteront pas à ses élans, son impétuosité. Voici le fonctionnement des grands hommes, et l’explication de l’hypocondrie qui les touche tous et devant laquelle ils s’efforcent tous, par diverses méthodes, moyens, de ne pas céder.
Voilà aussi une pensée de Jonathan, qui ne fit que généraliser à partir de son cas un constat, une description, l’évidence même. Et voilà, enfin, dévoilée la raison d’une cause majeure de ses angoisses, et de sa fascination, de son plus grand respect ou de sa plus grande fureur, envers les médecins compréhensifs et rassurants et ceux qui ne comprennent pas qu’il faut être indulgent avec ceux qui, tous les trois mois, n’ont plus que trois mois à vivre.
Son renvoi fut incompris. Sa famille le proposa donc à un pseudo spécialiste, qui leur conseilla une hospitalisation. Jonathan acquiesça, se laissant porté par le mouvement.
Evidemment, ses problèmes réels, il n’en dit pas un mot, sa pudeur ne trouvant pas en face des monstres froids l’attention nécessaire à l’exposition de ses vraies souffrances. Et, s’enfonçant dans son rôle de composition, on le trouva bien mieux après une semaine d’internement. Alors on voulut le garder quinze jours, et on le trouva encore bien mieux après quinze jours. On voulut le garder encore, évidemment, mais face à ses évidents progrès, ses parents insistèrent pour l’évader de cet espace sans vie. Le jeu du bien-être les avait tous trompés. Mais leur travail, à ces infirmiers et psychologues professionnels, ce devrait être de savoir que c’est justement en ces situations qu’on ne se livre pas, puisque cela ne va pas. Alors dévoiler son tréfonds à des êtres qu’on sent distant, qu’on n’estime pas, tréfonds dont d’ailleurs ni eux ni nous ne possédons et ne posséderons jamais toutes les fibres, toutes les clés, c’est hors de questions.
Et puis, en ce qui le concernait, c’était tout simple. Mis à part le problème de l’expression, spécifique chez lui par son ampleur mais auquel nul être vivant n’échappe, il n’était pas, logiquement, dans le milieu adéquat au développement de ses potentialités, difficulté brisant tout être concerné, car tout être, sent naturellement, intuitivement s’il est ou à sa place, car tout être sent naturellement, intuitivement s’il est ou non à sa place. Jonathan ne l’était pas. Il fallait qu’il parte. Il partit. C’est cela le normal. Anormale, incohérente est l’attitude de l’homme qui se plie aux exigences d’un milieu dont les règles, le contenu ne l’épanouiront pas.
Dans la chambre dont il ne pouvait sortir, il écrivit quelques poésies criant sa solitude et huant les voleurs d’âme qui l’assaillaient sans le faire progresser d’un pouce.
Comme on s’en doute, il ne rencontra aucune personne suffisamment digne et littéraire pour qu’il la jugea capable de recevoir ses productions désespérées, ce qui était d’ailleurs le vrai motif de son désespoir et de ses écrits.
Aussi, ils ne furent par réelles ouvertures sur le monde, satisfaction d’être cohérent, sensé parce que compris, et ne modifièrent pas son état d’enfermement, émergence dont les écrits étaient et sont toujours le vrai but.
Rapatrié dans sa famille, Jonathan mena, pendant quelques mois, une vie totalement marginale. Sa journée commençait à dix-sept heures. Il accueillait avec ferveur ses parents, son frère qui finissaient leur travail. Il leur faisait fête, comme le chien quand son maître rentre, ce qui comblait sa première partie de soirée, puis, le repas fini, il se fixait sur les programmes télévisuels une multitude d’heures, absorbant tout ce qui passait, déchéance qui lui assurait le minimum vital de contact avec l’extérieur, car il ne sortait plus. Et, à deux, trois heures du matin, il se couchait. Alors, il se vouait quelques heures au jeu d’échecs, peaufinait ses ouvertures, tentait diverses combinaisons dont il testerait l’efficacité sur son frère.
Enfin, s’enfonçant dans ses couvertures, bien « douilletement », profitant d’une sorte d’autisme momentané et confortable, il prenait un livre dont il jouissait pleinement malgré la situation, qu’il ne déposait que lorsque le réveil d’une nouvelle journée sonnait pour sa famille. Alors il éteignait les lumières et se désocialisait progressivement, sûrement, maintenant cependant son intelligence en éveil grâce aux heures consacrées à la lecture et aux échecs.
Il n’abandonna pas, non plus, complètement son corps grâce à sa pratique des arts martiaux, qui, bien que solitaire et plus rare, atteignait souvent une intensité frénétique, le laissant tout tremblant de tous ses membres, ce qui ne développait pas sa masse mais rendait ses mouvements très secs, capables d’une rapidité exemplaire. Cet état, cependant, ne pouvait pas durer. Il fallait s’inscrire dans des institutions spécialisées pour trouver un travail. Comme rien ne lui plaisait, qu’il voulait tout recommencer à zéro, changer de nature, effacer ses blocages pour vivre librement, devenir un homme sans peur, et qu’il était fasciné par le mythe, il opta pour la légion étrangère. Les renseignements pris, il fit ce qu’on lui demanda. L’idéal était d’avoir une expérience, de connaître ce domaine pour être certain de sa vocation, donc, pour un français de choisir une affectation pour le service obligatoire dans un régiment d’élite. Motivé pour une nouvelle vie, Jonathan se conforma à ces conseils avisés, et c’est ainsi qu’il devança l’appel sous les drapeaux, pour être, à dix-huit ans, malingre, absolument incapable du moindre bricolage, littéraire sans titre, à l’extrême opposé de toute socialité, de toute jovialité de mise à l’armée, enrôlé chez les pires brutes de la nation, chez les parachutistes.
L’armée
C’est avec enthousiasme qu’il s’imaginait, le béret rouge couvrant sa tête, traversant d’une allure mystérieuse, romantique, les salles de cafés pour s’asseoir seul, dignement, virilement, centre de tous les regards, de toutes les interrogations. Il se voyait prototype du parachutiste, bagarreur, entreprenant, bon vivant, se masquant sa vraie nature, qui en fait brise tous les rêves ne concordant pas avec la voie où elle peut véritablement se réaliser.
Comme d’habitude, il déchanta rapidement. Il n’était pas le dur auquel il avait prêté ses traits dans ses mises en scène avantageuses de lui-même. Sa timidité persistait. Ses craintes commencèrent d’ailleurs quelques mois avant d’avoir commencé son service, quand il comprit l’inadéquation entre son tempérament et les hommes sans pensées de l’armée, dont la bêtise est caractéristique de la vie militaire.
Comme la seule chose qu’on demande là-bas, c’est d’avoir du sens pratique, et que c’est justement ce dont il était le plus dépourvu, il ne fut évidemment pas très apprécié par ses pairs. Incapable de démonter une arme les yeux ouverts quand un temps limité était donné pour le faire les yeux fermés, ce n’était pas encore ici qu’était manifestement sa place.
Toujours à la traîne, mettant trois fois plus de temps que les autres pour parvenir à intégrer la manière de faire son lit au carré ou pour plier ses draps à la façon militaire, et encore n’y parvenant jamais tout à fait, gelés des orteils, des doigts, du nez et des oreilles au premier grand froid, se révélant « totalement inapte », puisque ne disposant ni du corps, ni de la promptitude réactive, ni des diplômes compensant, relativisant l’absence de résistance physique et l’incompréhension de toutes les choses manuelles, il fut vite pris pour l’idiot du régiment, ce que, sous un certain angle, il était effectivement. Le règlement était strict. La contenance du matériel d’arrivée, le paquetage, était précis. Perdre une fourchette, un couteau, une cuillère, difficilement remplaçables à cause d’un trou réalisé dans le manche, pouvait conduire directement au trou.
Et tout était fait pour qu’on les perde, exercices et vérifications multiples s’exerçant en n’importe quel lieu. Mais son premier séjour au trou, il y en eut beaucoup d’autres, eut pour cause une permission qu’il prolongea et prolongea encore en tirant profit d’une maladie réelle mais bénigne.
Ce qui l’attendait, en effet, c’était, après Noel, le moment le plus dur des classes, celui des sauts proprement dits.
Sauts et entraînements intenses en plein hiver avec des brutes, pour un Proustien, tel était le charmant programme, avec, cependant, entre Proust et lui une différence de taille, puisque la situation particulière de Proust et ses amitiés avec des officiers lui assuraient une protection dont Jonathan était totalement dépourvu. L’avantage d’avoir accompli son service, c’est qu’après, on sait comment les guerres se font. La soif de violence des hommes, la barbarie masculine ne sont plus freinées par la présence de femmes. Aussi, nulle retenue ne subsiste. Seules des revues pornographiques circulent, les blagues sont triviales, les posters accrochés sur les murs blessent l’homme réellement épris des femmes, qui ne peut protester sous peine d’être traité d’«inverti » en mots beaucoup moins courtois, et qui ne peut argumenter face à des êtres à tel point obstinés dans leur bêtise, leur grossièreté et leur vulgarité.
D’autre part, et c’est aussi pourquoi Céline est un grand écrivain, car il l’a décrit très simplement et avec beaucoup d’efficacité dans le début du « Voyage » dont la lecture offre une jubilation intense à ceux qui ont connu réellement ce genre d’imbéciles non caricaturés, ces hommes ne disposent pas de l’imagination nécessaire pour anticiper leur propre mort ou leur propre infirmité, d’où leur impassibilité face au danger qui n’est qu’insensibilité, et aussi cette méprise consistant en ce que la plupart de ceux de leurs actes que l’on trouve courageux sont commis en toute inconscience des risques et par des hommes dont l’échelle des valeurs est totalement interverti. Plus ces hommes prennent de risques en fait, plus ils jouissent, ce qui est le symptôme d’un amour de la vie pratiquement inexistant et donc soit d’une virilité extrêmement faible, soit d’une bêtise incommensurable pour ne pas se rendre compte que, mort ou tétraplégique, les performances sexuelles diminuent. Un homme bien vivant n’aimera jamais le risque pour le risque. Il ne peut être tête brûlée que par désespoir et non par goût.
Deux sortes d’hommes cherchent les épreuves extrêmes, à l’exact opposé. Il y a ceux qui n’ont aucune émotion naturellement, alors ils vont la provoquer, parce que leur intériorité et leur cœur sont morts en temps ordinaire. Aussi cherchent-ils des sensations limites pour se sentir vivre, et ils aiment vraiment cela. Et puis il y a ceux qui ne peuvent sortir de chez eux, et aller chercher le pain sans rougir, sans être sur le qui-vive, pour lesquels tout est un combat, si réceptifs, si aptes à aimer la vie, qu’ils perdent paradoxalement, par leur émotivité outrancière, tout profit de leur nature vibrante. Eux recherchent les épreuves les plus difficiles afin de s’endurcir et de pouvoir vivre normalement, sans trop souffrir des situations quelconques. Mais ils n’ont aucun goût pour, par exemple, les sauts en parachute. Bien au contraire. Mais c’est uniquement à la condition de cette surenchère dans la contrainte de leur nature qu’ils pourront dans la suite jouir de ce qui pour l’homme commun ne réclame aucun effort.
Mais, hélas, les régiments d’élite sont composés, dans la réalité, d’un nombre infiniment plus élevé de colonels du Voyage que de Lawrence d’Arabie, et ce sont donc généralement des abrutis qui choisissent ces endroits pour se défouler. Ce qui ne peut contredire cela, c’est le motif du plus grand respect accordé à un militaire par ses congénères, la force physique. Voilà qui remporte l’adhésion et l’admiration !
Pourtant, avec une once de réflexion, ils devraient compter cela pour rien, car l’homme est-il inférieur, a-t’il moins de valeur que l’éléphant ? Je ne le crois pas ! Et aucun homme, il me semble, n’a jamais égalé les prouesses physiques de l’éléphant, rivalisé avec sa puissance seulement à l’aide de son corps. Ce qui montre bien le peu de valeur qu’on devrait accorder à la force corporelle, car un homme dut-il s’entraîner toute sa vie ne possédera jamais plus qu’une partie de la puissance de l’animal, ce qui montre clairement que ce n’est pas son domaine, puisqu’il le surpasse par d’autres moyens.
Pourtant, l’attrait de la force physique est un mal répandu dans tous les pays du monde, dans tous les milieux, encore à l’heure actuelle, et il culmine chez les militaires. Quelle irrationalité que ce monde des humains et irrationalité de ceux qui peuvent détruire la terre avec quelques bombes et qui s’enorgueillissent de leur tour de poitrine et de biceps, et, terreur dans le constat que des hommes de ce genre sont au pouvoir !
Revenons-en aux sauts. Parmi ceux qui étaient nécessaires à l’obtention du brevet de parachutiste, l’un devait s’exécuter de nuit, un autre avec une gaine pour le transport des armes, gaine à détacher avant l’arrivée au sol, impérativement, sous peine, si cela n’était pas réaliser, de graves fractures aux jambes. Jonathan savait sa maladresse et, pour lui, il était hors de question de risquer l’infirmité pour être intégré à ce monde de brutes où les officiers récompensent les types les moins honorables, de vrais salauds en fait, sous le prétexte qu’avec leur masse, ils parviennent à exécuter les exercices physiques, les manœuvres, avec davantage de dextérité que des chétifs proportionnellement tout aussi méritants et certainement bien plus honnêtes et plus droits.
Aussi fut-il renvoyé et termina-t il son service en infanterie de marine, où les types sont invariablement les mêmes, où l’ambiance, le trou, l’impossibilité du dialogue, le machisme sont équivalents. Il remarqua aussi à quel point l’influence de groupes et celle du vêtement jouaient en la défaveur des étudiants. A part quelques rétifs à la tendance générale, l’orientation des appelés se modelait sur celle des engagés, c’est-à-dire que leur potentialité de violeurs, de lyncheurs, de barbares tueurs ressortaient par leur manière.
Ce n’était donc pas l’influence des appelés qui déteignait sur le comportement des engagés, apportant la civilisation aux incultes vociférants, rôtant, pétant, cognant, et ainsi pour tout ce qui du domaine, mais exactement l’inverse qui se passait.
Le port de l’uniforme est vraiment catastrophique chez les mâles. Jonathan cependant n’en concluait pas un échec de la civilisation. Au contraire, tout cela était la preuve qu’il fallait travailler dur afin d’apporter aux hommes un changement réel de leur condition à peine plus élevée que la condition animale, qu’ils soient enfin des êtres aux instincts convenablement régulés, orientés par l’éducation, qu’ils sortent de l’inconscience, du sommeil, que l’éveil ne soit plus réservé à une poignée d’hommes seulement, à chaque génération. Les sensibilités doivent évoluer progressivement, évoluent certainement progressivement. Un jour, les masses aimeront les « Essais » de Montherlant et la décadence actuelle et passée heurtera toutes les âmes devenues plus raffinées.
Cependant, l’armée avait ses bons côtés pour Jonathan. La vie régulière, l’hygiène, le lever et les repas à heure fixe, le sport, les activités de plein air, l’absence de la télévision et la faible écoute de la radio conféraient un charme monacal à une partie de cette vie passée sous les drapeaux, une pureté corporelle. Il tenta par conséquent de tenir jusqu’à la fin, et y parvint. Il faut noter, en fin de service, un début de reconnaissance de la part des appelés pour l’anticonformisme de Jonathan, un début de rédemption par conséquent, manifeste de sa progression dans la capacité à restituer ses pensées pertinentes par des paroles enfin articulées à peu près correctement, enfin audibles.
Malgré ces améliorations, il restait la question délicate des femmes. Elles étaient, dans les bars fréquentés, tout le contraire de ce qu’il aimait, des filles faciles, insensibles, sans charme, le vice et la vulgarité inscrits sur leur face, visibles par l’indécence de leurs vêtements. Et, bien qu’il y tenta tout de même sa chance, il n’était pas leur type non plus, tout en muscles, en violence et non réfléchis. Aussi fut-il éconduit rudement et s’interrogea -t’il gravement, car, s’il n’était pas capable de séduire ces femme laides, incultes et nymphomanes, comment le pourrait-il des belles femmes, cultivées et chastes qu’il aimait ?
Heureusement, qui peut le plus en ce domaine ne peut pas forcément le moins, car tout y est affaire de correspondances et des hommes tendres et raffinées peuvent séduire les plus belles femmes du monde, les plus charmantes sans attirer les regards d’une fille de rien aux multiples tares, dont le bonheur se rassasiera des coups assénés et des injures proférées par un proxénète intransigeant.
Il ne put donc pas se livrer aux expériences qui changent définitivement la vision du monde dans un lieu traditionnellement fait pour cet apprentissage de la condition d’homme, ce qui, quand il reprit, avec l’aide de ses parents et la maturité engrangée au moyen de la dureté des épreuves traversées, le chemin des écoliers, le tracassa beaucoup, le forçant, alors qu’il était finalement encore jeune, à jouer encore, à se masquer encore.
Cette année fut, d’autre part, une redécouverte de l’alcool, échappatoire vraiment idéal, et occasion de sombrer deux fois, presque définitivement. Boire devint une habitude et un but en soi, progressivement, le seul d’une existence privée des plaisirs charnels, et plus largement de simples contacts corporels, contacts indispensables à l’équilibre affectif, et psychique, auxquels enfants doivent leur bonheur, car constamment touchés, frictionnés, manipulés avec amour, contacts que Dieu ne donne pas, auxquels, absolument seul, on essaie de substituer celui des animaux, qui restent de bien faibles palliatifs…
Jonathan retourna donc prendre des cours, avec le bac pour objectif final puisqu’il n’avait aucun diplôme, et la rupture de la malédiction qui lui empêchait l’approche, non plus rêvée mais objective, du charme féminin.
Le lycée, première année.
Ces trois années furent vécues dans deux établissements différents. Le premier, privé, pour la première année et le second, public. On imagine la réaction des élèves devant cet être, qui, parce qu’il revenait de l’armée, adopta l’attitude à laquelle on s’attendait. Considéré comme un caïd, il modela son attitude sur ce genre exécré. Tous le prenaient pour un commando de premier ordre, et le respectaient comme héros sorti d’un film de guerre. Jonathan joua si bien qu’il s’auto-persuada avoir effectivement été un soldat d’élite, et devint ainsi prisonnier d’une nouvelle image, d’une nouvelle réputation.
Noyant dans l’alcool ces angoisses, ces tourments dues à ses efforts pour cacher son inexpérience sexuelle, et à sa tristesse véritable de n’en rien connaître, maudissant la solitude à laquelle il semblait vouée, souffrant terriblement sans en dévoiler les causes, laissant deviner son malheur par ses attitudes, il passait pour un héros brisé ayant connu l’enfer. Il était certes bien brisé, et avait connu l’enfer, mais il n’était pas un héros, ou, du moins, il ne l’était pas au sens traditionnel, mais il l’était peut-être pour sa résistance au suicide à laquelle le poussait le sentiment d’être incurablement décalé, irrémédiablement ailleurs, incapable de retrouver un jour la simple joie de vivre, l’insouciance des hommes qui n’ont pas à combattre chaque jour et à chaque instant leurs démons intérieurs, leurs obsessions, qui ne sont préoccupés que par les problèmes surgissant de l’extérieur, et n’ont pas à juguler leur dérèglement interne.
En cette seconde année d’émergence progressive d’un cauchemar, tout ne fut pas noir cependant. Il réussit à travailler suffisamment pour accéder à un niveau qui lui permit le passage en classe supérieure. Ainsi, malgré l’alcool et les tourments, il sut rattraper le statut de plus mauvais élève de collège qui était une des caractéristiques de son fâcheux passé. Il fut même élu délégué par ses pairs, l’appréciant donc en quelque endroit, et défendit honorablement leur cause, ayant même le privilège d’avoir à discuter les mérites d’un fils de colonel, et s’entretenant avec sa mère paniquée, la rassurant sur le sort de son fils chéri, ce qui constitue une belle revanche par rapport au temps passé à la merci des caporaux-chefs.
Jonathan fit cette année la découverte, importante, du bouddhisme et s’essaya à la méditation pour la première fois, tentative de transcendance esquissée plus que réussie, mais enthousiasmante pour l’impression qu’elle communique, comme l’alcool ou le stoïcisme, de l’acquisition d’une nouvelle capacité, d’un nouveau moyen pour changer enfin sa vie, en maîtrisant les affres par l’abandon, l’ascèse ou la concentration.
Il devait par la suite approfondir sérieusement cette voie puis s’en détourner assez radicalement.
Enfin, les professeurs le reconnurent, et l'aimèrent. Connaissant sa situation, ils louaient sa reprise courageuse et, s’ils doutaient de sa progression au cours de l’année, ils constatèrent avec intérêt et bienveillance une nette
amélioration du niveau général en fin d’année. Ils le firent passer d’un commun accord dans la classe supérieure et lui prodiguèrent de nombreux conseils afin qu’il réussisse dans l’établissement nouveau qui l’accueillerait, la classe littéraire qu’il souhaitait n’existant pas dans ce lycée privé. Aussi, cette année, encore pleine de solitude, fut une année tout de même victorieuse, et c’est plein de l’espoir d’un succès au bac, et de l’amour enfin charnellement vécu, qu’il rêvait son assimilation future au lycée public, de retour dans sa ville natale.
Le mariage
Il y eut un épisode marquant, lors des vacances d’été. Jonathan avait été convié à un mariage, ainsi que sa famille, de la mariée étant une de ses cousines.
On cherche toujours, dans ces cas-là, un partenaire de cœur. Jonathan le trouva en une jeune fille aux cheveux mi longs, très féminine, intelligente, énergique, gentille et attentionnée, habillée d’une façon parfaite, pleine de grâces pour l’exprimer simplement, et dont il tomba amoureux dans les quelques heures qui séparèrent la rencontre survenue dans l’après-midi des danses de fin de repas, si amoureux qu’il n’en dormit pas la nuit entière. Le lendemain matin, après les innombrables efforts réalisés dans l’insomnie pour chasser l’image de la bien-aimée qui n’aboutirent pas, il alla s’isoler, errant dans les rues, et commanda un café dans un bistrot où il s’efforça de concentrer toutes ses forces pour enfin surmonter et rendre négligeables les images qui l’assaillaient et le rendaient malades, cela sans savoir si la jeune fille serait présente pour le déjeuner traditionnel du lendemain de cérémonie. Enfin, il parvint à contrôler ses émotions par l’effacement progressif de ses représentations de la jeune fille. Alors, il recouvra la santé. Il vint se joindre à ses parents et à son frère, le cœur léger, et les accompagna pour le déjeuner. Et là, il la vit. Il fit bien mine de résister un instant, s’auto-persuadant qu’elle était une fille comme tant d’autres, qu’il était lui-même de la trempe des inébranlables, mais, au bout d’un court moment, l’évidence reprit l’avantage sur le raisonnement et il fut littéralement saisi d’un enchantement, d’un ensorcellement, et, quoi qu’il fit comme efforts pour en détourner les yeux, tout son corps semblait comme aimante par la fille qui discutait au sein d’un groupe d’amis, calme et dans un état normal, elle, le remarquant à peine, n’apercevant pas le visage étrangement passionné du brun ardent qui la fixait sans discontinuer, et qui tentait bien inutilement la reprise du contrôle de ses mouvements. Tout l’après-midi se passa ainsi, sans bien sûr qu’il essaya de l’aborder, car émotif jusqu’à bafouiller à l’état normal assez récemment encore, un essai de conversation avec cette adorée aurait sûrement provoqué son évanouissement immédiat et remarqué, cette pensée montrant comme toute tentative de séduction avec une personne de son goût était alors absolument inenvisageable pour lui. Ainsi ces deux demi-journées se terminèrent sans qu’il lui parlât une seule fois. Simplement, et en même temps si enthousiasmant, elle lui avait touché l’épaule la veille, alors qu’il faisait mine, en parlant à sa grand-mère, de s’intéresser à tout sauf à celle dont il était possédé . Non seulement elle lui avait, en fin de soirée, touché l’épaule, mais c’était pour l’inviter à danser. Invitation dont il ne profita pas hélas, car, après s’être empoisonné par un énième verre d’alcool afin de fortifier son audace, c’est surtout avec sa mère et autour de deux ou trois filles qui ne lui plaisaient pas qu’il s’affaira.
Enfin, un moment vint où l’animateur demanda qui, parmi les danseurs, étaient célibataires. Alors, elle leva la main, et elle n’était pas célibataire, comme il l’apprît par la suite. Et lui, il resta les bras ballants, jouant bêtement l’indifférence, pourtant célibataire depuis son commencement et son premier cri. L’émotivité encore, jouait son rôle castrateur.
Finalement, il n’osait courageusement la regarder en le laissant paraître que lorsque le départ devint imminent et que, par conséquent, tout le danger d’une tentative concrète de séduction fut supprimé.
C’est une méthode bien féminine de jouer l’indifférence. Si une fille, que vous aimez ou que vous n’aimez pas, ne parle qu’à votre compagnon, ne regarde que lui, qui n’est ni spécialement beau, intelligent, drôle, riche et mystérieux, et si toutes vos interventions, à vous qui n’êtes pas spécialement laids ou inintéressants, ont l’air de ne pas même être entendues, si vous sentez qu’elle semble ignorer votre existence même, alors il ne peut s’agir que d’une alternative. Soit elle est amoureuse de l’autre, soit elle est amoureuse de vous.
Cette technique de séduction féminine, que peut-être toutes les femmes ne pratiquent pas, mais qu’au moins un genre de femmes pratique, sert, peut-être, à irriter l’homme faussement ignoré, afin d’en exciter la jalousie, l’envie, et donc l’amour, ou bien cherche à le pousser à l’initiative, ou bien, encore, à montrer à l’actrice amoureuse si l’homme aimé, par son énervement, sa tristesse, son accablement, ou au contraire, son indifférence, est ou n’est pas déjà amoureux.
Le problème, c’est que cette attitude suppose que l’homme régisse s’il aime, donc fonctionne différemment. Mais un homme émotif aux tendance féminines, qui joue lui aussi l’indifférence, et pour les mêmes raisons que les femmes, c’est-à-dire pour constater si l’objet de son amour s’irrite, et est intéressé, et, selon la façon dont il s’irrite, aime plus ou moins, dont la colère le poussera au premier pas, cet homme donc, ne voit pas que toutes ces raisons risquent, si elles sont recherchées par les deux parties, de ne pas aboutir. Car chacun des deux amoureux jouera l’indifférence, et chacun s’irritera, et voudra attirer l’attention de l’autre, puis, comme cela fonctionnera, qu’ils sentiront qu’il y a quelque chose entre eux, sans plus jouer l’indifférence, ils n’oseront tout de même pas clairement s’avouer leur amour, attendant chacun les entreprises de l’autre, et chacun sera désespéré de ce que l’autre ne vient pas, et que ce qui semblait acquis n’est jamais consommé.
Aussi, quelle stupéfaction pour la fille qu’aima Jonathan, qui était, elle, plus directe, quand il lui téléphona par un numéro que bien sûr il ne lui demanda pas mais qu’il s’appliqua à chercher quelques jours après.
« Quoi ! mais tu ne m’as pas parlé de la soirée », lui répondit-elle. Ce qui montre, tout de même, en plus de l’invitation à danser, qu’elle l’avait réellement remarqué. Tout ce développement montre le danger de l’émotivité, qui, non réfléchie et non surmontée, peut conduire l’homme à aimer indéfiniment sans jamais goûter les saveurs réelles de l’être désiré, qu’il serait pourtant le plus apte à apprécier, et à honorer. Plût à Dieu qu’aucune vie ne se passe entièrement ainsi !
Mais pourquoi Jonathan entreprit-il donc de lui téléphoner ? Parce qu’il l’aimait. Et comment cet amour put-il perdurer, puisqu’elle n’était vraiment pas la première qui le rendit malade, qu’il ne la vit après tout pas plus de deux demi-journées sur un temps d’une journée et demie, sans d’ailleurs lui dire un mot, et, le dicton « loin des yeux loin du cœur » étant, en ce qui concerne l’homme, assez vrai, que leurs habitats respectifs étaient distants de plusieurs centaines de kilomètres ?
La réponse est qu’il avait lu Proust.
Sachant que l’envie d’aimer tel objet disparaît en même temps que l’amour pour cet objet, et qu’il n’est pas du ressort de la volonté de permettre une fixation définitive de sentiments exclusifs, il se persuada que la jeune fille qu’il quittait était la femme de sa vie, et que, puisque l’amour pour elle cesserait, comme tant de fois il avait disparu pour les autres, - bien qu’il en restât toujours un petit quelque chose – que, donc, il ne devrait pas oublier qu’il était normal que malgré tous ses efforts pour continuer à l’aimer, efforts justifiés par la certitude qu’aux premières retrouvailles il l’aimerait à nouveau, ce sentiment s’effacerait et en même temps l’envie de le garder, de l’entretenir.
Seulement, s’il parvenait à garder l’idée que c’était la femme qui lui correspondrait même quand il ne l’aimerait plus, il ne pourrait l’oublier. Cette idée cependant résisterait-elle à la fin de l’amour qui en était la cause ?
Telle était l’angoisse de Jonathan, qui cherchait à se garantir de tout oubli, pensant qu’elle était vraiment la femme de sa vie. Et cette démarche fonctionna en effet très bien, car, s’il aima évidemment d’autres femmes, celle-ci garda pour des années une place à part, et devint un mythe, égal en puissance à celui qui révéla à Jonathan une partie de lui-même, la splendeur des années de collège.
C’est ainsi qu’il l’aima , lui téléphona, mis à contribution des copains de l’année précédente pour l’appeler quand il ne l’osait pas, appel dont il préparait soigneusement le plan, et dont l’attente, les espérances étaient toujours déçues. Alors, il n’en dormit plus, téléphona encore, conversa avec la sœur de son amour, qui lui dit que ses parents prenaient peur. Il changea donc de tactique et décida d’envoyer une lettre qui, pensait-il, rivalisant avec les beautés et la vigueur des lettres de Cyrano, balaierait toute résistance. Il n’en fut pas ainsi hélas, pour ce que la réalité n’est pas un roman, et qu’il n’était pas non plus Cyrano. Envoyant de la sorte deux, trois lettres, qui ne reçurent aucune réponse, il préféra, étant un homme d’honneur, ne plus importuner cette demoiselle chérie, et sombra par conséquent dans un malheur profond. Enfin, croyant avoir accompli ce qu’il devait accomplir, même au risque d’être la risée, ne regrettant pas une sorte d’audace naïve qu’il aurait regretter de n’avoir pas eue, il attendit impatiemment la rentrée des classes, dont il espérait qu’elle le sortirait de sa léthargie, et de son désespoir.
Le lycée, deuxième année
Le premier jour de rentrée, l’émotion a son comble, spontanément, s’aggrava encore quand il constata la classe composée exclusivement de filles, alors que sa classe de l’année précédente en était totalement dénuée. Bafouillant toujours, et en tout milieu, quand il s’agissait de se présenter, il n’y eut pas d’exception ici. Il chercha si une fille lui plaisait, et comme souvent au premier regard, n’en trouva pas. Il ne remarqua pas ainsi une jolie blonde, discrète et assez commune, mais qu’il devait prendre pour une seconde chance par la suite. L’observant plus précisément, et sa présence s’incrustant en lui, elle lui rappela, par ses manies, son genre, son côté insouciant et gai, sautillante et virevoltante, l’Aglaiä de son adolescence. Mais les problèmes restaient les mêmes, n’ayant pas changé lui-même. La prise de contact restait impossible avec toute femme lui plaisant réellement. Et c’est un drame, et un paradoxe, que de fuir systématiquement l’adorée parce que l’émotion est telle que ce qui devrait être agréable, recherchée, est une source de souffrance extrême. Son niveau de tension était si incontrôlé quand se rapprochait l’aimée, qu’elle le jetait dans une confusion qui, à moins que l’objet de son amour le connaisse déjà et l’aime comme cela, ne pouvait qu’en donner une image à l’opposé de toute séduction, une image d’incapable, et, somme toute, assez monstrueuse. Et comme il anticipait ses propres réactions, l’audace lui manquait nécessairement pour aborder de front les femmes aimées, mais où est le manque de courage quand il s’agit d’éviter une déperdition totale de l’estime de soi, et une souffrance énorme, par l’inévitable ridicule qui l’anéantirait, et par le refus de la jeune fille s’en ensuivant logiquement ?
C’est ainsi qu’il devait, à elle aussi, téléphoner selon ses modes habituels, c’est-à-dire, le faisant faire par des connaissances ou par son frère qui lisaient ce qu’il leur avait soigneusement soigneusement préparé. Evidemment, cela ne fonctionna encore pas. Il décida donc de lui écrire, malgré les recommandations contraires de sa grand-mère emplie de sagesse. Ce faisant, il prit le soin de s’assurer d’un échec trop cuisant en se réservant un séjour au monastère, lieu radicalement et suffisamment autre pour oublier, se ressourcer, et pouvoir repartir sur des bases saines quand tout s’effondre. Comme il fit bien de prévoir le pire ! Celle dont il se croyait aimer l’ignora superbement ! Le moment du départ fut donc bienvenu, et c’est dans l’espérance de l’acquisition d’une nouvelle force qu’il y entra, afin, aussi, de pouvoir retrouver la fille et ses compagnes sans perdre la face. Cette retraite fut une réussite totale. Entouré d’âmes aspirant au bien, partageant ses repas avec d’autres retraitants, auxquels le silence imposé donnait poids et mesure, privé des médias déstabilisants et excitants, il put se faire un programme strict de prière, de travail, et de promenade, qu’il respecta scrupuleusement. Il fit des connaissances, y compris parmi les moines, et termina les huit jours d’ascèse revigoré. Prêt pour une nouvelle vie, Jonathan reprit donc les cours le visage heureux d’un homme qui pour un temps fut estimé, reconnu, et aimé. Deux années se vivèrent sur ce mode cyclothymique, périodes euphoriques et incommensurable tristesse alternant régulièrement.
Une seconde lettre qu’il envoya au bourreau de son cœur ne la fit pas céder, et il dut, pour tenir, trouver des moyens. L’alcool le servit avec toute la force dont il est capable. On le maudit avec tort, lui déniant son pouvoir effectif de guérir pour au moins un temps par l’oubli, omettant qu’en certaines situations, on est toujours au plus bas, et ces issues provisoires qui fonctionnent et sont bien réelles ne seraient pas autant employées si elles n’étaient utiles et efficaces. Le reste, c’est de l’idéalisme. Il existe des êtres qui souffrent en permanence et ne pas boire ne leur apporterait rien, aucun progrès dans leur perspective, et leur ôterait leur seul rêve accessible. Jonathan but à s’en morceler la cervelle, mais des néants dans lesquels il sombra, la grâce devait le sortir, car elle voulait qu’il allât au bout. Son corps voulait vivre, et quand sa conscience s’effondrait, le corps tenait. Semblable à Loup Larsen, héros matérialiste de London, il ne s’en irait qu’après avoir épuisé toutes les possibilités, il ne céderait que vidé de la dernière force. Jusque là, il tiendrait, résisterait, lutterait. La valeur d’un homme, d’un être, ne réside-t’elle pas dans son amour de la vie, son aptitude à être vivant, à vibrer, à jouir, à sentir, à aimer, n’en fixe t’il pas le niveau de puissance ? Par conséquent la qualité de l’âme ne se mesure t’elle pas aux forces de résistance qu’on oppose à la mort ?
Son corps avait le plus intense appétit de vivre, il vivrait donc, et rien n’empêcherait son ascension, son épanouissement. Il partirait quand il le jugerait bon, l’œuvre réalisée, la conscience en règle, le corps rassasié, le cœur sans regret, et enfin satisfait.
L’alcool n’est une solution que lorsque tout paraît bouché, parce que l’apparence exprime souvent la réalité, et qu’alors, il nous reste la bouteille pour s’évader. Mais Jonathan, malgré ses multiples chutes, gardait la foi, une parcelle jamais tout à fait éteinte d’espérance au fond de lui. La divine liqueur, ne fut pas son seul moyen d’évasion, ni le principal, d’ordre mystique. Après le monastère catholique, un temple zen accueillit ses ferveurs, puis à nouveau, un monastère. Mais à chaque fois, malgré la paix certaine qui le récompensait de sa pratique sans concession, il lui venait des questions perturbantes pour lesquelles nul n’avait les réponses suffisantes et définitives. Les livres n’y suppléant pas, il consignait précieusement ces problème et tentait lui-même de les résoudre. Mais il ne se contentait pas de vagues réponse à propos de vagues questions, de vagues angoisses comme le doute. Il attaquait, il s’acharnait sur l’objet de ses espérances, car si celles-ci étaient fondées, rien ne pourrait nuire à ce qui ne manquerait pas de se manifester, sous une forme ou sous une autre, sous le sceau de l’indubitabilité.
La pratique méditative et ces résultats ne parvenaient à calmer son exigence de solutions conceptuelles, ces recherches s’agrémentèrent, s’enrichirent d’aventures diverses.
Des combats à mains nues organisés à Paris lors de tournois, qui parachevaient sa formation martiale, et le situaient, quelques séjours en forêts à respirer une incomparable et bienheureuse solitude, où l’oubli des hommes, et le compagnonnage des moustiques, d’abord horripilant et quelque peu effrayant vu la taille des engins, manque lors du retour à la ville, où sa froideur, son manque de vie, de bruissement est sitôt évident, et puis des programmes, des ascèses, des mortifications, et de l’alcool –pour un monde meilleur-, et des lettres non envoyées, et puis des notes élevées en littérature et en philo, et très basses en maths, biologie et physique, et quelques relations affectueuses, respectueuses mais pas d’amis. Et, pour finir, le bac, l’épreuve finale, obtenu à l’oral, reprenant pour cela, fait très rare, les deux disciplines, philosophique et littéraire, où il avait pourtant obtenu ses résultats les plus élevés, où il avait, par conséquent, le moins de chance de faire la différence, mais il la fit. Premier diplôme de sa vie, une sorte de première consécration, tout s’ouvrait maintenant. Le monde savait officiellement qu’il n’était pas le déficient qu’on avait longtemps cru, et traité comme tel. Il l’avait prouvé. Mais ce n’était qu’un commencement.
Il est évidemment hors de question de restituer ici tout le processus de sa critique mystique, celle-ci comptant plusieurs centaines de pages, dont les manuscrits seront retravaillés, coordonnés et disponibles sous peu. Il nous suffira de citer un des arguments principaux qui ont poussé Jonathan à tourner la page et à entrer en philosophie, philosophie tant critiquée par les pseudo-mystiques de tous bords, alors qu’elle est, sinon l’unique, le plus sûr moyen de vaincre tout charlatanisme. Et pourquoi rejeter a priori le concept, la connaissance discursive, au profit d’une saisie intuitive soi-disant plus immédiate du monde, puisque la connaissance intellectuelle fait aussi partie du monde concret, du tout réel, et que, même du point de vue religieux, si Dieu a conçu le cerveau humain de façon à ce qu’il produise ce genre de connaissance, les mots, c’est évidemment pour qu’il les produise, et non pour qu’il passe outre, ou en dénie l’intérêt.
Mais voici l’argument de Jonathan. Constatant que tous, absolument tous les grands hommes étaient plus enthousiastes, plus doués, plus énergiques, plus passionnés que les êtres ordinaires, et que c’était justement par cela qu’ils réussissaient, il s’interrogea sur les causes de cette envie, ambition. Il comprit que ce n’était jamais le résultat d’un choix. On ne choisissait pas d’être Balzac. On l’était ou on ne l’était pas. Et l’énergie, la force, s’enracinait, toujours, dans le corps propre de l’individu. Il n’y avait rien à dire à cela. D’où l’énergie pourrait t’elle provenir sinon du corps ? Même dans le cas où on choisit de s’entretenir, ce choix n’est pas libre puisqu’il est déterminé par une première volonté de prendre soin de soi, qui est ni plus ni moins une conséquence de l’énergie dont on est porteur, ou plutôt qui nous porte, émanant exclusivement de notre corps. Ainsi, on est son corps, que son corps, et ce n’est pas le corps qui suit l’âme, mais bien l’âme, ou plus précisément le psychisme, qui suit le corps. Et tout est logique. Comment un être amorphe, qui ne vibre pas, ou vibre peu, pourrait produire, créer de grandes choses ? S’il y parvient, c’est que son apparence recelait des facultés inexploitées, qu’il a actualisées, c’est finalement qu’il n’était pas, dès le départ, un apathique, puisqu’il contenait toutes ses productions ultérieures en puissance.
Il existe des êtres qui sont apathiques de nature, ceci est incontestable ; ils sont mous, lents, et peu vibrants. Or, quand on nous enseigne que chaque homme est libre, que tous les hommes se valent, que tous ont la nature de Bouddha, ou de Jésus, c’est-à-dire qu’ils peuvent devenir Bouddha, ou Jésus, ou du moins s’en approcher, cela ne peut être vrai, puisque Jésus et Bouddha, et tous ceux qui s’en sont historiquement rapprochés, étaient, partageant le privilège des grands hommes, de fortes personnalités, des êtres ayant plus d’envies, ou de besoins que les autres, et donc pourvus d’un corps pathologiquement performant, et prisonniers de leurs propres productions corporelles, ils ne pouvaient faire que ce qu’ils ont fait, et n’étaient absolument pas libres. Qui peut le plus ne peut pas forcément faire le moins, car c’est se tuer que de se livrer aux petites tâches quand on est pourvu d’une nature grandiose, et, d’autre part, les petits ne sont nullement libres d’être autres choses que petits, de sortir de leur faible production corporelle, car cette insignifiante production, en tant qu’insignifiante, ne les pousse pas à vouloir autre chose que leur faible expression. Même si l’on admet qu’il faut abolir le désir, ne plus désirer même la cessation du désir, comme Bouddha, il faut au départ désirer plus que les autres, avoir le maximum de désir. Bouddha désirait ainsi, son désir était grandiose. La récompense est la mesure de l’ambition dans quelque domaine que ce soit. Tout cela, Jonathan le comprit par la seule observation, lors de ses retraites en monastère, en temple, mais l’histoire le confirme depuis ses commencements. Les présupposés mystiques ne tiennent donc pas la route. Il n’y a ni liberté, ni égalité, ni potentialité d’élévation commune à tous les hommes. Il y a le corps, qui commande foncièrement l’énergie et les aptitudes dont chacun dispose. C’est de la puissance du corps qu’émanera les possibilités de prises d’ampleur de l’individu. Un être, homme ou animal, c’est son corps. Jonathan me disait : « Tu me vois. Je suis mon corps et rien que lui. Comment t’en convaincre simplement ? Si j’avais un corps de chien, serais-je un homme ? Et avec un corps de chat, qui serais-je ? Dans le premier cas, un chien et dans le second un chat évidemment, nullement un homme. Un chien n’est un chien que parce qu’il a un corps de chien qui le justifie chien, le détermine chien. Si moi, j’avais le corps d’un doberman, je ne serais pas un dogue allemand, mais un doberman, et tel doberman par tel corps de doberman. Ainsi, je suis homme parce que j’ai corps d’homme et tel homme parce que j’ai tel corps d’homme. Pour toi également, tu n’es que ton corps. Ainsi, chaque être, du moins dans ses singularités, dans son individualité, se résume intégralement à son corps. »
Cette pensée matérialiste ne mit pas fin au réel penchant de son cœur. Elle le confirma dans la nécessité de rechercher avec toujours plus d’avidité comment concilier la scientificité la plus rigoureuse avec le souffle dont il gardait la certitude qu’il l’orientait, véritable origine de sa violence, de sa révolte, qu’il retrouverait quand, les obstacles enfin surmontés, la construction achèverait paradoxalement ce que seul dans un premier temps la destruction la plus audacieuse pouvait permettre comme sa condition de possibilité, signe de l’exigence la plus pure, la plus ardente.
Jonathan, déçu par les philosophes, élèves peu passionnés, sans culture littéraire, professeurs travaillant la théorie pour elle-même, s’y confinant, sans exigence pratique, prenant le concept pour fin, alors qu’il n’est qu’un moyen, se désespérait de trouver un alter ego, l’exception. Or, il la rencontra. On choisissait deux tuteurs, femme et homme, pour orienter les nouveaux arrivants. La fille qui occupait cette charge lors de son noviciat, n’était pas académique. Brune, voluptueuse, longs cheveux noirs, traits expressifs, charisme peu commun, corps aux formes abondantes, aussi enthousiaste que lui, son seul tort était d’aimer, d’idolâtrer Nietzsche, ce bon à rien naïf dont l’influence est désastreuse sur tous ceux qu’il inspire. Elle le remarqua rapidement, et leurs conversations furent la part la plus heureuse de la vie de Jonathan. S’il ne l’aimait pas d’amour, il se sentait en paix avec elle, immédiatement compris. Aucune nécessité de se justifier, d’amoindrir ses propos, avec un être semblable à soi. L’envie de parler elle-même cède la place au silence quand la compréhension réciproque est sûre. Elle était sa première amie, la première femme avec laquelle il avait pleine connivence, et contact réel, le premier être en général avec qui il fut bien, réellement bien. Mais, vraiment, il ne l’aimait pas d’amour, preuve en est que si tel avait été, sa nature n’aurait rien permis qu’il se passa. Cette femme, courtisane et sainte, actrice et mystique, femme aux potentialités de séduction machiavéliques, mais fondamentalement bonne, causa, par une mauvaise interprétation d’un acte de Jonathan, la fin d’une amitié qu’il croyait, qu’il sentait définitive. Le lendemain d’une soirée exquise, la nature généreuse de son amie l’envoya promptement
remercier Jonathan pour la joie, l’amour qu’il lui apportait, « sautant à son cou » si l’on peut dire, délaissant avec une jouissive impulsivité un anonyme qui l’accompagnait, quand, par hasard, ils se croisèrent dans la rue. Tremblant et bafouillant de gratitude, il commit l’erreur de se précipiter sur elle, quand elle s’en éloigna, pour lui réclamer son téléphone. Cette jeune fille, harcelée systématiquement par divers amoureux, crut qu’il allait se muer en un empoisonneur permanent, un transi de plus. Cette scène se déroulait, hélas, la veille de Noël. Déchiré par deux semaines où il ne la verrait pas, angoissé par le nombre de morts générés lors d’accidents de voiture, pendant les fêtes, Jonathan n’ayant nulle intention de déclarer une flamme qui existait mais n’appartenait pas au genre amoureux, désira simplement exprimer de vive voix sa reconnaissance pour ce qu’elle lui apportait, qu’elle ne connaissait que partiellement, ignorant son tumultueux passé, et lui préconiser la plus grande prudence sur les routes. Il y alla , dès le lendemain l’acquisition de son numéro de téléphone. L’accueil fut glacial, indifférent. Ses compagnons, des bourgeois incultes, riaient grossièrement. Il fut défait, vaincu, comprit, ou ne comprit pas, tenta de se maîtriser, et s’enfuit. S’étant longuement préparé, fumant nombre de cigarettes pour se décider mais relativement confiant, il ne s’attendait pas à çà. Il ne put délivrer ses paroles protectrices, le cœur et l’âme qui les portaient, sidéré par le maintien réfrigérant de sa tutrice.
Tout prêt de s’écrouler définitivement, perdant foi en tout homme -tous l’avaient trahi un jour ou l’autre- s’effondrant provisoirement, il surmonta, travailla, réussit brillamment ses examens, et garda le secret espoir d’une réconciliation. Il n’était pas cependant, de ces ridicules qui supplient, un pion qu’on manipule à son gré. Aussi, quand elle tenta de renouer, l’accueillit-il avec dédain, froideur, l’ignorant superbement, en apparence la méprisant. Elle fit une nouvelle tentative, et une troisième, où il l’humilia publiquement. Ce fut irrémédiable. Elle n’essaya plus. Lui, avec le temps, aurait souhaité y aller de nouveau, mais il n’était plus sûr des bonnes dispositions de son ancienne amie, et il ne voulait s’exposer à une seconde et cruelle déconvenue. Aussi en resta t’ on là, et Jonathan perdit sa seule amie, la seule amie qu’il eut jamais eue.
J’intervins alors. Ma présence, qui ne compensa pas la perte de cette femme, contribua à lui insuffler de nouvelles forces. Une de nos premières discussions portait sur l’amour. Voici, approximativement, quels étaient ces propos. « On fait de l’amour tout un mystère, de notre attirance pour tel être, et non tel autre, une énigme, sans que ce soit justifier. Le mystère, c’est l’origine de l’énergie amoureuse, sa teneur, ses fins, non le choix de la personne, qui n’est pas un choix, et qui est facilement exprimable. L’amour est nécessairement corrélé à l’habitude qui permet à l’être côtoyé de s’incruster, de s’imprimer en notre esprit, en notre mémoire, de remplir toute notre puissance d’imagination. Cet être peut correspondre réellement à ce que l’on aime, et l’habitude nous le fait découvrir tel, ou ne lui ressembler que très partiellement, et l’amour est le fruit d’extrapolations facilitées par le désir d’aimer, qui magnifie la vie. On ne choisit pas l’objet de notre amour lorsque celui-ci est fondé, que l’être aimé est représenté tel qu’il est vraiment. On peut, aussi, freiner, empêcher volontairement l’amour de s’installer, pour la raison qu’il nous paraît impossible par exemple, qu’il nous rend malade, en l’anticipant et en supprimant l’impact, la présence de l’être aimé dans/sur sa propre imagination. Un amour non pensé, non imaginé ne signifie rien. Plus son propre esprit est rempli, en permanence, de l’être aimé, plus l’amour est profond et fort. A la différence de l’amitié, l’amour ne repose pas essentiellement sur des affinités de goût. Un intellectuel angoissé peut tout à fait aimer une fille, insouciante et légère, pour des qualités qu’il mépriserait chez un homme. L’amour n’est pas identité, car alors l’ennui règnerait, ni opposition, car l’absence de connivence rend toute relation vaine, mais fondée sur une complémentarité globale. Il se trouve qu’un caractère, un tempérament, une personnalité, un ensemble de dispositions et manifestations existentielles dont la cause est le corps spécifique de chaque individu est en phase avec un certain type d’autres êtres qui expriment un tout qui leur correspond. Quand on aime, ce n’est pas pour les qualités ou les défauts d’un être, puisqu’on ne commence pas par les énumérer, par en dresser la liste, avant de jeter son dévolu sur telles ou telles personnes. Non, on commence par aimer, parce que la sensibilité, la peau, l’odeur, le son de la voix, les propos, la manière de s’exprimer, la façon de marcher, de s’habiller, de sourire, nous plaît, et tout cela nous plaît parce que nous-mêmes sommes déterminés par notre corps, notre vie, à les aimer. Si on aimait un être pour sa bonté, toutes les femmes aimeraient, comme maîtresses, Gandhi ou l’Abbé Pierre, et tous les hommes, comme amants, Sœur Teresa. On sait combien cela n’est pas vrai ! ».
A propos, encore, de l’amour, Jonathan, surprenant, fustigeait l’homosexualité. Malgré sa prédilection pour les artistes homosexuels, Oscar Wilde, TE Lawrence, Mishima, Montherlant, Proust, Gide, Visconti, Pasolini entre autres, il aimait exclusivement les femmes. Simplement, les artistes cités étaient inévitables, puisqu’ils étaient les plus ardents, les plus fins, les plus réceptifs. Mais Jonathan ne supportait pas la mouvance moderne des incultes. Gide disait qu’il fallait suivre sa pente en la montant, eux la descendaient. Jonathan combattait l’humiliation, eux, pervers, la recherchaient. Il citait aussi le « Miracle de la rose » de Genêt pour corroborer son idée que cette attirance était d’abord, au moins pour la plupart, psychologique. Notons en aparté la ridicule glorification du dur chez Genêt. D’abord les vrais durs n’existent pas, puisque nul être ne saurait être encore durs, à l’état tétraplégique. Ensuite, ceux qu’on appelle communément les durs sont plutôt des insensibles, des amorphes, donc des faibles. Les plus vivants, les plus remplis de force de vie, sont les plus puissants, mais, en tant qu’hommes, prenant vite la conscience de la disparition de tout ce qu’ils aiment, ce à quoi ils sont attachés, ils souffrent de cela, par leurs aptitudes à vivre, plus que les autres, et deviennent des faibles, d’une tristesse qui les terrasse et qu’ils ne pourront surmonter qu’en travaillant intensément à quelque œuvre donnant un sens, une signification dépassant toutes les affres de l’existence, de leur existence. De cette façon, ils renaîtront forts. L’exemple des artistes, comme de la cyclothimie et des grands hommes en général, illustre cela. Les plus vivants sont les moins durs des hommes. Voilà une conclusion qui, logeant la force dans l’émotion, a pour prétention d’en finir définitivement avec le mythe du dur, tel qu’on l’entend traditionnellement. Le dur n’est pas fort, et il n’y a pas de force sans sensibilité. Mais, revenons à l’homosexualité. Dans son livre « Miracle de la rose », le narrateur nous dévoile, quand il est encore peu sûr de lui-même, son attirance pour les « durs », ce qu’il prend pour de l’homosexualité, et qui n’est que l’immaturité de celui qui cherche l’autorité d’un père pour se fixer, à l’âge ou il ne devrait plus en avoir besoin, donc y associant un désir sexuel déplacé, qui n’est naturellement pas associé à ce besoin du père. Et puis, quand le narrateur est parvenu à une certaine assurance, qu’il a affirmé sa virilité, il cherche la féminité dans les jeunes hommes, donc la femme dans l’homme. Quel est cette drôle d’homosexualité qui cherche les hommes, et qui pourtant préfère la femme en l’homme ? Ce n’en est tout simplement pas une ! Les dominés adoptent cette aptitude parce qu’il est plus aisé de renoncer à toute force et donc à toute possible opposition, lorsque l’on n’est pas sûr de soi, et les dominants, parce qu’ils sacralisent la femme, pour tel ou tel rapport ambigu qu’ils ont eu avec leur mère, une grand-mère, une parente, et parce qu’en toute femme, ils voient cette divinité et ne peuvent se détacher de cette image. Leur homosexualité est donc d’essence purement psychologique.
Une autre raison, peut-être la plus conséquente, confortait Jonathan dans sa perplexité quant à la possibilité de l’amour entre sexes communs. L’amour, en plus d’une heureuse concordance, a pour substrat un mystère, qui est le corps de l’autre. Dans une relation entre sexes différents, il y a un infranchissable, énigme qui a pour fondement un corps dont les sensations, les réactions nous sont inaccessibles. Un homme peut très bien, en analyste, en universitaire, connaître le fonctionnement du corps de la femme, et de même la femme le pourra de l’homme. Mais vivre, ressentir ce qu’on éprouve dans ce corps très différent, avec ce corps, à partir de lui, voilà qui est impossible. Cette irréductibilité entretient l’amour par une imprévisibilité des réactions propice à l’étonnement, contraire à l’endormissement et nécessaire au réveil permanent de l’intérêt. Mais, l’attirance constante qu’un être éprouve pour un être au corps semblable est théoriquement impossible puisqu’aucun mystère de ce type ne peut s’enraciner dans un être dont le corps est comme le sien, corps qui est la véritable source des différences de nature.
Etre homosexuel, c’est chercher un autre soi-même, avec pour fondement un corps aux réactions que l’on connaît intimement, que l’on éprouve de l’intérieur, sans surprises véritables. Comment aimer dans un tel enfermement ? Quel intérêt que ce genre d’amour, ou la découverte de la fusion dans la radicalité de la différence n’évoque plus rien ?
Jonathan, à partir de ces considérations, virait presque à l’homophobie.
En général, la manie qu’ont les êtres d’abonder dans le sens d’autrui, même quand cet autrui se trompe, par lâcheté ou pour ne pas blesser, et d’y sacrifier la vérité, l’exaspérait.
Ainsi, il ne comprenait pas le fait que, pour les transsexuels, les médias jouent le jeu, et au lieu de qualifier d’hommes ceux qui ont voulu devenir femmes, les considèrent comme femmes. D’abord, une constatation simple lui venait à l’esprit. Si un homme demande à un autre, un médecin dans ce cas, de lui couper un bras, parce qu’il ne se sent pas à l’aise avec ce bras, il paraîtra insensé, et si le médecin exécute son projet, lui aussi sera jugé fou, et tous deux, dangereux, seront évidemment internés. Par contre, il semble presque admis désormais que, si l’on se sent mal avec son sexe, il est normal de vouloir le couper, mais le sexe est tout aussi, et sans doute plus important qu’un bras. Qu’attends t on pour considérer ces hommes, non de monstres, car la monstruosité est un moyen qu’ont les hommes d’isoler radicalement un être pour des actes dont ils pensent qu’ils ne pourraient jamais les commettre, bien qu’ils ignorent en réalité leur propre obscurité, facile processus de dédouanement, mais, au moins, de déments ? Et puis, suffit-il de se couper le sexe et de se greffer des faux seins pour être une femme ? Si l’on se greffe une trompe et des grandes oreilles, est-on un éléphant, et les hommes doivent-ils pour ne pas nous heurter, abonder dans notre sens, et nous laisser croire qu’on est éléphant ? Non, on ne sera pas éléphant ainsi ! Un transsexuel, d’homme qui se veut femme, a t’il, en plus de l’apparence, un appareil génital féminin, des règles, la possibilité d’être grosse et d’accoucher, l’intérieur féminin ? Est-il en tout un femme ? Non, alors il faut dire il et non elles quand on les désigne, contrairement à ce que l’opinion, le pouvoir tendent à faire actuellement. Ceci paraissait clair pour Jonathan, et je dois dire qu’il m’a convaincu.
Pour Jonathan, c’est le corps qui fait l’individu, qui lui donne sa valeur, et, plus généralement, qui la confère à tous les êtres. Animaux, végétaux et hommes sont soumis à la même règle, aux lois communes. Tous sont déterminés par le corps qui les constituent. L’humanité diffère tout de même en ce qu’il y a deux valeurs qui la régissent : la valeur réelle est la valeur naturelle, intrinsèque, dont l’être est porteur, c’est-à-dire le tout de ses dispositions physiologiques lui donnant le potentiel qu’il aura à exprimer. Pour ceux qui considèrent, comme les mystiques, que l’essentiel d’un être est le souffle impersonnel, l’énergie, la puissance qui l’anime, ils sont dans l’erreur car ceci est la vie elle-même, mais la vie n’est pas en elle-même une valeur, elle est la condition de possibilité de toute valeur.. Ce que vaut un être, ce qui signifie ce pour quoi il n’est pas rien, c’est la complexité de son corps qui le lui donne, car il n’y aurait pas, autrement, de différence fondamentale entre la larve, le crabe et les hommes. Le fondamental, l’essentiel n’est donc pas dans l’uniformité, bien que nous soyons effectivement tous issus d’une source commune, mais dans la singularité, et celle-ci est exclusivement corporelle. On n’en décide rien. Cette valeur naturelle est universelle en ce que tous les corps y sont pris, et elle varie énormément d’un corps à l’autre, y compris d’un homme à un autre homme. Il y a parfois plus de différence entre les hommes qu’entre un imbécile et un animal disait Montaigne. Cela est vrai, et c’est dû au corps. Mais, chez l’homme, cette valeur se double d’une valeur morale, qui, en soi, ne modifie nullement la valeur naturelle d’un être, c’est-à-dire ses facultés latentes, mais elle est nécessaire à la fructification, à l’épanouissement de ses dons, par l’orientation qu’elle leur fait prendre, qui permet à chaque puissance de s’affirmer, plus que se nier.
La théorie de l’influence du corps explique pourquoi certains êtres sont radicalement insensibles à l’art. Il est navrant de constater, pour un réel passionné, qu’on puisse lire Proust dix sept fois, et n’en rien retirer, en prétendant par exemple que tous pourraient le comprendre. Le narrateur, partageant implicitement l’avis de sa grand-mère, le démontre dans « A l’ombre des jeunes filles en fleurs », et donne à sa grand-mère une attitude consternée lorsque Madame de Villeparisis prend les Lettres de Madame Sévigné pour de l’affabulation. La grand-mère ne cherche même à pas s’expliquer car il s’agit d’une différence de sensibilité, ce qu’elle sent instinctivement. La sensibilité, s’enracinant dans la production corporelle propre à chaque être, reste en général à peu près équivalente tout sa vie, à moins de subir un traumatisme qui en infléchit irrémédiablement le cours. Madame de Villeparisis ne pourra donc, jamais ressentir l’affection de Madame de Sévigné pour sa fille, même s’il s’agissait de sa propre fille. Considérons maintenant une œuvre de Balzac. Elle sera, comme toute œuvre, empreinte d’une certaine sensibilité. Quand Balzac décrit une femme qui a la grâce, elle l’a selon sa sensibilité d’auteur, ses propres goûts d’artiste génial. Aussi, un homme ordinaire, qui, dans la vie n’éprouve du sentiment que pour des femmes que l’auteur trouverait vulgaire, ne va pas vibrer à la description réalisée. Il n’aimera pas cette femme qui aura un niveau de raffinement qu’il ne peut partager, éprouver. Comme toute l’œuvre sera investie d’une délicatesse égale, elle lui sera, par conséquent, définitivement étrangère. La valeur des œuvres est d’ailleurs paradoxale, car il y a bien des différences entre elles mais, à la différence d’un être, elles n’en ont pas –de valeur- pour elle-même. Si le plus misérable animal meurt, tout s’écroule pour lui, le monde n’existe plus pour lui, et il est donc, à la fois valeur inférieure quant aux êtres plus complexes, et valeur absolue pour lui-même, puisqu’il est centre de référence incontournable pour lui-même, et, ce centre disparu, rien n’importe plus à cet être y compris les êtres supérieurs. Par contre, si l’œuvre d’art disparaît, elle n’éprouve aucune perte, puisqu’elle n’a pas conscience d’elle-même. Intrinsèquement, un tableau, un livre ne comptent pour rien, ou seulement pour l’infinitésimal de conscience qui en constitue la matériau, et néanmoins, aux yeux des spectateurs, les œuvres se différencient, mais ils ne pourront en prendre toutefois que ce qu’ils pourront y mettre.
Si l’œuvre a une signification bien définie, elle ne sera malgré tout, totalement comprise que par des êtres d’une force équivalente à qui l’a produite. Reprenons avec Dostoïevski. Ses personnages peuvent bien être compris par des universitaires, mais comment pourraient-ils ressentir, de l’intérieur, la vie des personnages s’ils en diffèrent radicalement ? Seule une analyse fastidieuse leur sera accessible. Le héros du Sous-sol a toujours été considéré comme insignifiant. Mais, est-ce être insignifiant qu’être submergé par sa propre émotion au point d’être effacé par les authentiques minables avec qui il tente de converser, et qui ne le voient pas, par défaut de réceptivité.
Est-ce à la portée de tous de surmonter enfin son anxiété, et tenir un magnifique discours combattant la débauche, à une jeune et divine prostituée qui, o miracle, le comprend, enfin. Et est-ce commun, l’exploit de ravir un bon cœur ? Cet homme va tout refuser, s’enfermant dans le malheur, parce que, la joie lui ayant été quinze ans étrangère, il n’y croit plus, définitivement. Sans doute sombrera t’il, hélas.
Eh bien, ces exemples, auxquels se référaient souvent Jonathan, prouvent que l’art n’est pas démocratique , que les œuvres les plus précieuses ne sont réservées qu’à une élite, et cela irrémédiablement imposé par la place fixée pour chacun par son corps. Si la majorité ne revendique pas la priorité en ce domaine, c’est tout simplement que les défenseurs des grandes œuvres sont ceux qui leur correspondent, donc les plus ardents, les plus vivants, les plus impétueux, les plus doués. Comme, il paraît évident qu’on ne peut rien leur imposer, qu’on ne peut même rivaliser, la majorité ne cherche même pas à réclamer l’égalité. Ainsi s’explique pourquoi les véritables artistes souffrent toujours de la solitude. Leurs corps littéralement plus vibrants impliquent une nature, une vision, une façon d’envisager la vie radicalement autre. Montherlant pouvait donc s’étonner de sa réussite considérant qu’une poignée seulement le comprenait, puisqu’il en était effectivement ainsi. Le succès pour un véritable artiste est juste le fait d’une tendance générée par la poignée enthousiasme. Elle est affaire de mode, et la majorité achète quand l’opinion publique n’a pu, par la force de l’oeuvre, que suivre le mouvement imprimé par l’élite. Les seuls amis des artistes sont semblables à ceux dont ils découvrent les œuvres, et qui les poussent à créer à leur tour. Hélas, la solitude affective, le vertige de la puissance poussent nombre d’entre eux à la folie, au suicide, à un désespoir récurrent.
Pour la face optimiste de Jonathan dont la faible influence néanmoins existait, les corps, les natures évoluaient, très lentement certes, mais réellement. Aussi, l’art serait un jour accessible au grand nombre par le perfectionnement corporel choisi ou imposé à tous.
Si l’essence de l’homme, c’est de penser, en quoi le forcer à mieux penser serait le priver d’être homme ? Bien au contraire, ce changement des corps lui paraissait être le seul vrai moyen pour accéder un jour, par un saut définitif, à la généralisation des comportements sensés et dignes.
Malgré ces considérations, les angoisses de Jonathan empiraient. La lucidité tue plus sûrement qu’un coup de surin. Quand on sait que toutes ses aptitudes à jouir, à vivre, dépendent du corps, de son corps, la peur que celui-ci ne s’altère est inévitable. Jonathan, par-dessus tout, craignait une déperdition de son énergie, un amoindrissement de ses forces de vie, car, toujours, il ne connaissait pas l’amour vécu, et chaque instant passé sans femme aimée, c’était perdu, à jamais, et c’était se rapprocher du moment fatal où, inévitablement, il serait autre, affaibli. L’appréhension de ne jamais rencontrer, dans la pleine force de ses moyens, dans l’apothéose de sa conscience, l’amour si ardemment rêvé, prié, imploré, lui était redoutable, une cause de souffrances perpétuelles. Pressentant depuis les commencements cette vérité de l’influence du corps, il avait tenté, vainement, de tuer la lucidité par les divers moyens déjà décrits. Ceux-ci ne fonctionnant pas, c’est dans l’exercice de la pensée qu’il misait pour se sauver. Fatalement, sa sincérité l’avait mené, non à l’apaiser, mais à clarifier ce qu’il pouvait, autrefois, essayer de noyer.
Définitivement lucide, aucune échappée ne lui était plus permise. Comme Mishima, seul le suicide semblait lui être une voie, mais il savait qu’il était une vraie fin, la cessation inexorable de ses espérances, qui même si elles se limitaient maintenant par une rationalité qui le bornait à son propre corps, le portaient .
Il n’avait d’autre alternative que mourir ou chercher encore.
Peut-être trouverait-il autre chose, finalement. N’avait-il déjà pas évolué, changé de nombreuses fois de positions par le passé ? On croit avoir tout trouvé, avoir gravi le sommet de la clairvoyance, ce qui achève souvent de nous désespérer, tant nos résultats sont calamiteux, mais au fond de nous, l’espérance d’une vérité meilleure est là qui, au plus puissant de notre accablement, nous poussera au moment où nous sombrions définitivement. Ceux qui s’effondrent sont ceux qui, trop orgueilleux, sont persuadés que les positions fâcheuses auxquelles ils sont parvenus sont l’ultime vérité. Alors, ils s’y arrêtent, s’attristent de leur intelligence impitoyable, et en finissent. En ceci, l’humilité est une bonne chose, car c’est par elle, par l’acceptation de notre finitude, qu’une issue aux apories dévastatrices sera toujours considérée comme probable, ou au moins comme envisageable, possible. Ainsi, l’humble, fort des richesses imprévisibles qui le sauveront au moment opportun, ne se tuera pas.