Chère Caroline, puisque nous ne vous verrons plus, laisse-moi le plaisir, quoique ce soit pour moi une nécessité, de t’adresser une dernière lettre, qui mettra un terme à mes souffrances, aux tiennes peut-être, et qui clôturera une série dont les deux premières étaient superflues puisqu’elles n’ont servi à rien. Pourquoi un lettre ? Pourquoi ne pas parler tout simplement ? Eh bien, parce que j’en suis incapable. Malgré tout courageux puisqu’avouant une terrible faiblesse, je ne peux que déplorer une extrême sensibilité, émotivité qui me ferait et m’a fait passer peut-être pour, sinon un imbécile, du moins un incapable à tes yeux. Le bégaiement, l’excessive rougeur ne sont-ils pas cependant le signe d’un amour rare, et qui mérite, sinon la réciproque, au moins l’intérêt ? Aussi, ne cherche pas à me parler, je fuirais. A quoi cela servirait-il ? Incapable de m’exprimer correctement je ne pourrais montrer quel être je suis réellement. Mais si je me suis décidé à t’envoyer cette lettre, qui risque de faire de moi la risée de tes amis, car je l’ai appris, ce qui normalement aurait dû être précieusement confiné en un endroit secret, ou à défaut brûlé, a été insidieusement montré, c’est pour comprendre ce qui autrement resterait incompréhensible. Cependant, mais à regret, je suis à peu près certain que cette lettre, de même que les précédentes, circulera parmi tes camarades, que je connais peut-être, et ce sera pour moi une nouvelle cause d’humiliation. Alors, pourquoi tant de risques ?
Parce que, tout d’abord, je n’ai rien à perdre, puisque je n’ai rien, qu’ensuite les dernières illusions que je pourrais avoir non pas sur un amour réciproque, puisqu’apparemment il n’existe pas, mais sur les bases de mon amour pour toi méritent d’être éclairci. Car, puisque je ne te verrai plus, il faut que je sache, pour me rassurer, que je me confirme l’idée que la personne que j’aimais n’était pas la vraie, mais n’était qu’une fausse représentation d’un idéal sublime que je rêvais. Car, comme je ne peux te parler librement, longuement, toujours je vivrais dans cette incertitude : et si tu étais vraiment comme je me l’imaginais ? J’aimerais que cela ne fusse pas, car alors tu pourrais partir, je serais sans regret. Mais si tu t’avérais être la personne que j’ai imaginé être, alors j’aurais passé à côté de l’amour véritable. Et comment savoir qui tu es réellement ? Parfois l’impression d’une personne sensible et fière, digne, correspondante à mon « idéal féminin », que tu sembles être, m’attire hélas irrésistiblement. D’autre fois, une image de courtisane qu’alors je n’aime plus, très distante, presque cruelle puisqu’insensible, me montre une réalité totalement différente. Mais, à la vérité, car je le sais, si les lettres que l’on reçoit et j’en suis conscient, en révélant certains mystères, puisque c’est le mystère qui fait l’amour, tuent l’attirance que l’on ressent pour la personne aimée, je persiste néanmoins, car ce n’est plus l’amour que je veux, c’est la compréhension.
Tu m’as aimé, je le sais, inutile de le nier, et je sais aussi que tu as détruit, inconsciemment peut-être, une partie de toi, celle que j’aimais et qui voulait aimer. Tu as eu peur, lâcher tes amis, ton ami, pour un homme que tu ne connaissais pas, que tu ne connais toujours pas, était prendre un risque énorme, tu ne l’as pas pris. Je ne voulais pas moi-même te montrer jusqu’où mes sentiment pour toi me tourmentaient, car le choc fut terrible, il fallait stoïquement résister, se résigner. Aussi ma première lette, dans un désir de plaire peut-être absurde, l’ai-je écrite dans un langage parlé très familier, ne reflétant pas mes qualités véritables, tandis que l’autre lettre, tu as du en penser bien du mal, car tu croyais qu’elle montrait l’insuffisance de mon amour, qu’en réalité avec le plus grand soin je m’efforçais à cacher. Je poussais même l’audace, et peut-être la bêtise, à t’encourager dans une voie si opposée à mes souhaits qu’il est navrant de constater que tu l’es si bien suivie, à savoir m’ignorer et rester avec ton ami, que je ne méprise pas du reste car je connais sa valeur et donc le respecte. Mais vois-tu, la nécessité impose, et pour tout le monde, un ensemble de règles qu’il faut respecter. Ne pas dévoiler (trop) ses sentiments fait parti des règles élémentaires de protection ; peut-être ai-je mal fait. Néanmoins, je sais que tu n’es pas si heureuse, en attente, tu restes confinée dans une situation qui ne te satisfait pas pleinement, tu rêves encore d’amour ce qui est la preuve que tu ne le vis pas réellement, toutes choses que j’aurais pu te donner si tu avais voulu même si je n’en suis maintenant plus tout à fait sûr. Tu comprendras qu’après de tels aveux, il est inutile d’essayer de me revoir. J’aurais bien trop honte, car c’est une nouvelle humiliation que je m’inflige. Désormais je te fuirai, mais je tenais à décharger ma conscience, car il le fallait, et que tu vois en quelles dispositions j’étais. D’autre part, il est possible que je me trompe du tout au tout, que tu ne m’es non seulement jamais aimé, mais en plus n’es jamais été attirée par moi, c’est fort possible, je n’en crois rien pourtant, je suis un philosophe de l’intuition. Si tu ne m’éclaires pas (et comment le pourrais-tu ? puisque nous ne nous reverrons plus), demande à Dieu de le faire, il me parle de temps en temps et il est triste de me voir si malheureux. Enfin, moi, je crois en l’indicible, et les mots sont si faibles pour le décrire. La littérature n’égalera jamais la sensation. Un texte ne pourra jamais totalement refléter la force d’un sentiment. Mais que de souffrances pour l’homme dont l’aimée ne sait rien, persuadé que le connaissant, elle l’aimerait profondément et pour cela obligé d’en passer par un moyen si faible, écrire une lettre. Le pire, peut-être, est que nous aurions pu être d’excellents amis, mais qu’une pudeur trop forte, un sentiment de gêne maintenant infranchissable nous l’empêchera je crois à jamais. J’ai beau m’inspirer de « Et sans daigner savoir comment il a péri, refermant ses grands yeux meurt sans jeter un cri » ou de « Gémir, pleurer, prier est également lâche, fais énergiquement ta longue et lourde tâche » du très beau poème de Vigny La Mort du Loup, Gérard de Nerval et son
« Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé
Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie
Ma seule étoile est morte, et mon luth constelle
Porte le soleil noir de la mélancolie »
traduit plus justement l’état en lequel je suis actuellement. Heureusement, en vertu d’une très belle devise que j’ai faite mienne, le « memento audere semper » (Souviens-toi de toujours oser), je continue à lutter car nul cas (il paraît) n’est désespéré.
Admire ces deux dernières strophes d’un poème de Musset que pour mon plus grand malheur, je n’ai pas écrites, mais que j’aurais pu écrire, car elles retracent bien ce que je ressens pour toi :
« Quel mot vous prononcez , marquise, et quel dommage
Hélas ! je ne voyais ni ce charmant visage
Ni ce divin sourire en vous parlant d’aimer
Vos yeux bleus sont moins doux que votre âme n’est belle
Même en les regardant, je ne regrettais qu’elle
Et de voir en sa fleur un tel cœur se fermer »
Voilà, c’est fini. Si cette lettre peut te paraître froide, pleine d’un reproche mal caché, ce n’était pas mon intention. Mais l’amour est encore au fond de moi. Il ne me lâche pas. Si seulement il pouvait servir, mais c’est le propre de l’amour de faire croire que rien ne compte plus que l’être aimé et bien davantage encore, que rien ne compte en-dehors de l’être aimé. Nietszche nous apprend que la vie n’est pas conservation de soi mais affirmation de soi. Il a raison. Je comptais sur toi pour m’affirmer, te donner ma force, ma vie. Cette énergie, à quoi sert-elle maintenant ? L’essentielle m’en était d’ailleurs donnée par toi qui la décuplait en lui donnant un but clair, te rendre heureuse. Mais tu n’as pas voulu.