Toute ma vie, je l’ai vouée à la quête effrénée de la vérité, dix-huit années de lutte qui m’ont conduit à cela : la vie est supérieure à la mort car elle est et la mort n’est pas, mais qu’en ce sens ou tout ce qu’elle a valu se rapporte au bonheur qu’on en a tiré et tout ce qu’elle vaut par rapport au bonheur qu’on en tire et tout ce qu’elle vaudra par le bonheur qu’on en tirera. Et comme, puisque les enfants meurent, cela ne prouve pas que Dieu n’existe pas mais qu’il n’intervient en aucun cas, la notion de génie est irrationnel et donc le rôle que j’aurais pu croire le mien, un condensé de malheurs pour une explosion de bonheur, une félicité sans bornes après avoir tout analysé et parfaitement compris le sens de la vie, n’a aucun fondement et ni le concept d’élu ni celui de prédestination n’est valable. Ainsi, toute ma vie, j’ai fait ce que les philosophes et les sages de toutes les nations préconisent, méprisant le bonheur, ne vivant que pour l’honneur, et ma récompense a été de nier et contre toutes mes espérances, mais cela m’étant imposé par la vérité donnée par mon habitude à penser sans postulat donnée elle-même par une pratique de la dialectique devenue complètement naturelle donnée par ce que je prenais pour une grâce, ce qui était la pure fatalité, ma récompense a donc été de nier toute existence valide de l’expérience fusionnelle, par le constat par exemple, que les hommes ayant atteint le plus haut niveau n’étaient que très peu attirés par les femmes et cela non après le compréhension d’une grande énigme mais parce que naturellement indifférents et c’est la preuve d’une grande carence ou d’une pathologie et que les femmes étaient toutes hystériques, ce qui est une constatation commune, ou encore que toute mystique non seulement était injustifiable et reposait sur des postulats forcément invérifiables mais encore davantage parce que pour tout chercheur de vérité honnête, jamais la lecture d’un livre de mystique n’est si convaincante ni même si apaisante que l’œuvre d’hommes qui semblent avoir tout compris et qui pourtant connaissent l’angoisse et sont loin de nous promettre monts et merveilles, tels que Hergé, Platon pour les livres se référant à Socrate, Dostoievski, ou encore Fellini et peut-être bien Kieslowsky ou Souchon (auquel on ne peut vraiment rien dire ; retrancher, ajouter, on peut toujours, mais certainement pas corriger et améliorer, pour une œuvre déjà si gracieusement réalisée). et voilà qu’ayant sacrifié ma vie en somme, et désespérant puisque lucide, autodidacte (sans formation officielle), mais ayant perdu l’envie et l’énergie d’étudier ayant trop lu et trop étudié, sachant déjà tout hélas, ce qu’on peut savoir, ayant été aspiré par les hauteurs et espéré les rêves de grandeur les plus fous qui m’auraient été accessibles si une issue aux problèmes métaphysiques autre que celle d’en sortir était possible, la vérité est triste, elle dit qu’il faut respirer, crier, marcher, courir, faire l’amour, manger et boire, ne pas trop penser, que l’imagination n’a d’intérêt que pour l’action qu’elle suscite, et ainsi, puisque dans aucun de ces domaines je n’en ai profité, même en respectant les principes stoïciens, qui n’ont pas besoin d’un Dieu qui s’il existe ne sert de toutes façons à rien, la réalité me montre bien que je suis usé, de tant de luttes j’ai perdu trop d’énergies, de cheveux, de sourcils même, je suis défiguré, je n’ai ni espoir pour le futur, ni force morale pour jouir du présent, ni consolation en pensant aux bons jours du passé, la mort me hante toujours plus que jamais, toujours je suis seul et n’ai rien connu de l’expérience amoureuse, je ne peux plus tenter quoi que ce soit, persuadé que ce serait un échec, je suis comme une espèce de Schubert dont je partage la caractéristique de douceur mais blasé avant lui et inconnu, et sans produits pour changer cela, et sans force pour produire. Et maintenant qu’il ne me reste rien sauf l’orgueil de ne pas me faire moine, encore ce stupide honneur qui finalement n’est que le signe d’une espérance encore présente qui m’empêche de prendre une condition basse pour une situation qui pourrait être meilleure, aboutissement que je jugeais autrefois la logique de toute ma vie passée et qui constituait tout mon espoir, qui me reste encore mais en si faible dose que je ne survis qu’avec peine, maintenant donc me voilà contraint de renoncer à tout, je voulais changer le monde et j’ai tout sacrifié à cela, et l’athlète, et le comédien, et l’écrivain, et le musicien, tout ce qui est un peu noble et qui sort un peu de l’ordinaire et que j’aurais pu être. Et me voilà, sans rien, misérable, j’ai complètement échoué, et si je ne me suicide pas, c’est qu’une misérable force de survie et un misérable espoir sont encore en moi, lamentables résidus d’énergies. Et des anciennes convictions immenses, je suis maintenant promis à un avenir misérable d’intermittent du spectacle ou d’employé subalterne, ne vivant qu’avec des hommes sans culture, sans ambitions et veuls, sans talents. Voilà mon état et dire que je me suis cru prophète, et que je l’ai si bien été que j’ai analysé et détruit toutes les bases de toutes prophéties, de tout progrès, et de tout intérêt autre que celui de l’immédiate jouissance et tout cela malgré moi qui espérait que la vérité, sans m’épargner offrirait quelques consolations à son plus ardent défenseur, qu’elle a si bien détruit. C’est une véritable babel individuelle que j’ai tenté et je ne le savais pas, je m’en suis rendu compte trop tard, malgré mon but qui était la gloire de Dieu, Dieu n’a pas toléré que j’en perce les lois et m’a anéanti, et je me suis répandu, inerte, flasque comme un liquide sans importance, le plus doué de ses fils chéris, tel le Diable et pourtant je n’étais pas le plus beau, mais le plus riche en désirs, en bonté et en amour, le plus doux, le plus talentueux, le plus respectueux, le plus dévoué, et il m’a tué à l’heure qu’ il a jugé bonne, pour son propre dessein, mais pour le mien ? Envolée ma risible individualité, envolé, mon indescriptible compassion, mon indépassable bienveillance. Envolées, les grâces sur grâces que j’avais reçues, adieu, Jésus est mort, je me suis pris pour Jésus, mais Jésus a tué Jésus et il ne reste rien. Que l’infinie solitude en attendant un vide pire qu’un néant en quelque sorte encore existant, donc pire même qu’une absence, pire que tout en réalité, au-delà de toutes notions d’inexistence, en enfer finalement, un homme dont l’obsession était unique : amener la parousie ou y contribuer et comprendre ce qu’elle était, en quoi elle consistait, comment elle allait advenir et comment il fallait s’y prendre pour qu’il l’aide à advenir, et finalement qui a compris l’essence du monde et qu’elle était inchangeable et que s’il fallait s’occuper des hommes, il fallait aussi s’occuper des animaux et des végétaux, et des pierres, des matériaux inanimés et que cela est impossible de concevoir comment tous les aider, comment tous les sauver, et qui s’est rendu compte qu’il aimait la vie par l’énergie corporelle qu’il avait et qu’elle était immense et pourtant non infinie, et pourtant fragile, et que c’était cette raison qui lui faisait aimer la vie qui lui faisait craindre la mort, et qu’en perdant une part de son énergie, il perdrait une part de son amour de la vie et donc de sa crainte de la mort, et donc quand il perdrait toute son énergie corporelle, il perdrait tout le reste et donc qu’il ne resterait rien, et que la notion de souffle primordial était une belle foutaise, étant donné qu’il n’y a que de la matière fournissant des poumons absorbant de l’air et que cet air étant limité ne peut correspondre au souffle primordial qui donc soit n’existe pas soit n’entretient aucun rapport avec nous, car ce souffle nous est présenté comme une espèce de substance tangible et permanente, alors qu’il n’est rien que cet air qui, s’il a un rapport avec nous, n’est qu’une force faible et impermanente, et donc lorsque nous mourrons, non seulement nous ne laissons pas de conscience particulière, ni d’individualité, mais la réincorporation d’une partie de nous-mêmes inconsciente et permanente dans le permanent divin qui coordonne et maintient tout n’est que fiction pure dénuée de toute logique, puisque comme je viens de le dire, et de le prouver, le permanent divin, s’il existe, dans le meilleur des cas ne s’occupe que des vivants, les fait tenir mais de l’extérieur et sans entrer dans leurs compositions, qui donc quand elles pourrissent, pourrissent entièrement. La seule partie permanente qui survit dans l’homme, c’est le souffle, et encore il n’est pas éternel, il s’éteindra, et de plus il n’y a rien de moins impersonnel et si les mystiques ont en quelque sorte raison sur cet élément commun à tous les êtres vivants, cela n’a rien de réconfortant, ni de bien exaltant car cette force agissante n’est pas au-dessus de la condition humaine, elle n’est qu’un élément qui fait vivre ce qui est bien au-dessus d’elle et qui s’anéantira quand son organisme deviendra inapte à la recevoir. De plus, ce souffle n'est jamais le même en l’homme puisqu’il va et vient, et si sa substance est la même, ne diffère point, quoi de plus étranger au degré extrême de complexification où son corps est parvenu ? Ainsi, comment ne pas s’acharner, après de telles conclusions, à se maintenir en vie ? Car même si cela inclut de la souffrance, cela inclut aussi sinon du bonheur, au moins une promesse de bonheur, que la mort viendrait interrompre définitivement, irrémédiablement. Ainsi, finalement, s’abîmer dans les plaisirs les plus violents, si cela entraîne l’oubli de notre triste condition tout en nous apportant d’agréables sensations et entamant notre vie suffisamment lentement pour qu’on puisse en jouir un certain temps, ou mieux encore, atteindre un niveau de tempérance qui fasse que sans se passionner et donc sans nuire à sa vie, l’intérêt reste tel que le profit, le plaisir ou la jouissance reste possible, est l’idéal, mais comment atteindre la tempérance quand on en a pas le tempérament et à quoi sert que la nature nous ait pourvue d’un caractère exacerbé si c’est pour lui supprimer tout tranchant, tout plus. En fait, parce que le calme doit venir d’une création, seule capable de monopoliser en bien, positivement, l’excédent d’énergie entraînant les âmes à la perturbation.
Et ces femmes qui ont besoin de la peur de leurs enfants, pour tempérer leurs excitations aux cris et affreux borborygmes rauques des chanteurs de rap, ne sont-elles pas pitoyables ?
En quoi le passage de la vie, si celle-ci est un bien, au néant, si celui-ci est un état neutre et donc ni un bien ni un mal, peut ne pas être considéré comme une perte alors qu’on perd un bien ? C’est que la vie n’est véritablement un bien que lorsqu’on s’en est détaché, aussi n’accorde-t-on plus d’importance à la mort et peut-on pleinement jouir de la vie. Mais comment rester détaché alors que la vie est devenue par ce moyen, ce progrès du détachement, alors qu’elle était neutre comme le néant, à la fois mal et bien potentiel, un bien manifeste ? Parce que le sage sait que s’il avait à sacrifier sa vie pour une cause juste, et s’il ne le faisait pas, non seulement il entacherait sa conscience d’une faute pour tout homme insupportable mais plus encore parce que sa vie serait devenue inutile s’il s’y était rattaché par peur de mourir, car ainsi, étant angoissé, il ne pourrait plus éprouver de bonheur ; ainsi il aurait tout perdu, et la joie, et les acquis d’une force spirituelle grandissante, et une conscience irréprochable. On voit donc pourquoi le sage ne se suicide pas (à l’inverse d’un état d’esprit qu’une vision panthéiste pourrait donner), car il est heureux en cette vie (il sait bien, d’autre part, que nulle autre félicité qu’apporterait une conception panthéiste ne l’attendra après la mort, et c’est pourquoi, la vie reste, toujours, un cadeau) et pourquoi il partirait aussi bien, tranquillement, si la nécessité en imposait le devoir.
Et ces mystiques qui croient servir un Dieu qui n’existe pas et qui ne sont qu’une poignée obéissant aux lois secrètes de la nature, afin de contrebalancer, d’équilibrer les méfaits du reste de l’humanité, ne font-ils pas rire ceux-là ? Et ces lois secrètes, à défaut de les connaître parfaitement, on les pressent, nous, et on sait que ce que la nature désire par-dessus tout, c’est la conservation des espèces, sinon pourquoi un tel acharnement à survivre, à s’adapter, et une telle souffrance dans l’agonie (afin qu’elles ne s’abandonnent pas à la mort et combattent) leur a-t-elle conféré à toutes ? Et pourtant, des espèces meurent et disparaissent, à tout jamais. Mais la nature, en réalité, n’a qu’une préoccupation, la conservation de l’espèce qui nous concerne le plus, qui la concerne le plus, l’homme, dont elle espère que la race survivra éternellement, car elle est son chef-d’œuvre, son espèce phare, la plus aboutie, la plus réussie ; aussi y tient-elle plus qu’à toutes la autres, aussi y sacrifiera-t-elle toutes les autres. Et moi, ancien mystique, ayant su comprendre que la nature me manipulait, que je n’étais qu’un pion en réalité, pourrai-je pour cela me libérer d’une destinée qui ne me sera connue que lorsqu’elle se réalisera ? Non, évidemment, car cette lucidité, cette prise de conscience a été voulue par la nature et quoi que je fasse, je resterai toujours prisonnier des desseins qu’elle m’imposera. Cependant, jusqu’où sera-t-elle prête à aller pour notre perpétuation ; serait ce jusqu’à la robotisation totale de notre être ? Mais alors, qu’elle se méfie, car il se pourrait que nous la dépassions, que nous en changions les lois essentielles, lois que nous croyons pour le moment encore, immuables, et qu’elle soit piégée par ses propres enfants. Ainsi, je pense, qu’en définitive, elle nous fera périr. Sans doute ne se prête-t-elle actuellement qu’à un jeu dont elle est curieuse de voir les limites, celles que nous pourrons atteindre, mais elle garde l’issue, en reste la maîtresse. Cependant, il est possible aussi que ce soit justement, comme pour une femme ce qu’elle souhaite d’un homme, la concrétisation de ses plus grands espoirs que nous le dominions, que nous en devenions les maîtres, et comme pour une mère, qu’elle soit fière des fruits de ses entrailles, ainsi accomplis, dussent ils ressembler à Néron.
Si comme le dit Proust, la crainte de ne plus aimer cesse quand justement on n’aime plus, car le désir en même temps qu’il disparaît entraîne la fin de l’attachement au désir lui-même, et si quand on meurt, pareillement, le désir de l’immortalité cesse en même temps que la vie s’arrête, on pourrait croire qu’il est impossible de rester fidèle à l’idée de l’amour envers l’objet aimé quand on ne l’aime plus, et pourtant, moi, j’ai été fidèle à cette idée, car sachant par expérience, qu’une fois que la femme que l’on aime, quand nous cessons de la voir après un moment plus ou moins long, on ne l’aimait plus, et sachant que c’était inévitable, qu’on ne pouvait rien faire contre cette perte progressive de l’attachement à l’être aimé, je me dis, un jour où j’aimais de façon vraiment extraordinaire une femme, toutes ces vérités, et alors que je devais partir, lucide, que je ne pouvais, vraiment, pas lutter contre cette tendance naturelle (à l’oubli). Aussi je pris une précaution, je me disais que, sachant pertinemment la fin de mon sentiment inéluctable, pour que je reste fidèle à la femme aimée, car je croyais qu’elle était celle qui me correspondait le plus en tous points parmi celles que j’avais rencontrées, je me disais donc qu’en cessant de l’aimer, il fallait que je n’oublie pas qu’il était normal que je ne l’aimât plus mais que malgré tout, elle était la femme qui en un instant, si je la revoyais, me rendrait à nouveau amoureux fou. Ainsi, m’attachant à cette idée constamment, je ne perdis jamais l’amour…
Et on pourrait dire de même pour la mort, que sachant pertinemment qu’une fois celle-ci venue, on n’accordera plus d’importance à la vie, son importance n’en est pas moins justifiée à nos yeux de personne vivante et que si nous arrivions à garder le désir de l’immortalité, d’une façon particulière, en s’attachant non à la vie mais à ce qu’elle représente en tant qu’idée, cela après qu’elle nous ait quittée, alors nous resterions quelque part vivant comme l’amoureux qui pour cause de séparation n’aime plus sa maîtresse, mais persuadé qu’elle est la femme qui lui est idéale et qu’aussitôt qu’il le reverrait, il l’aimerait, l’amour qu’il a pour elle de cette façon subsiste éternellement.
Les stoïciens nous apprennent à reconnaître les desseins cachés de la nature et à s’y conformer pour mener une vie droite et heureuse. La nature selon eux, a un sens et une cohérence, mais si elle n’en a pas, alors ce n’est pas une raison pour se livrer au hasard, et abandonner notre quête d’une puissance digne et inébranlable. Moi, cela me pose un problème, car comment garder courage quand on sait qu’un jour ou l’autre, notre progression sera irrémédiablement stoppée dans un sombre néant dont je ne peux rien savoir car il n’y a rien à en savoir. Mais le pire est ceci que la nature a un sens et que peut-être son vœu est que nous n’en ayons pas, que nous ne le comprenions pas, que nous restions dans l’ignorance. Que faudrait-il faire alors ? Lutter contre elle et chercher à savoir et à comprendre ou rester dans notre triste ignorance qui n’est peut-être finalement pas si triste que cela. D’autre pas, si la nature a un sens, peut-être faudrait-il justement chercher à le définir pour se l’assurer d’abord, et ensuite savoir quelle attitude elle désire nous voir adopter. Ainsi l’homme a été conçu pour chercher !
Il est à signaler qu’un jour les facultés de l’homme pourront certainement le pousser à dépasser les lois naturelles et ainsi à les changer. Ce serait alors réellement lui le maître du monde et ce serait sans doute très regrettable.
Quelque chose, plus que tout, m’a toujours effrayé, un drame particulier qui avec mes peurs coutumières, les différents complexes, l’infirmité physique, la mort, a toujours juré chez moi par son importance. Seule la folie, je crois, a été une obsession rivalisante avec cette peur. Aussi loin qu’il m’en souvienne, je garde conscience d’une perception de mes dons qui m’était naturelle, que je gardais à l’esprit comme mon bien le plus précieux, un pouvoir de profondeur, une puissance dialectique extraordinaire qui me faisait voir ce que personne ne voyait, comprendre ce que personne ne comprenait, et sentir ce que personne ne sentait. Cette faculté dont je me rendais de tels comptes, elle était devenue le symbole de ma force, ma raison de vivre. Aussi, très tôt, j’eus peur de la perdre, plus que toutes autres choses, et je crois, cela n’a pas peu contribué à l’émergence de ma folie, qui heureusement n’a non seulement pas nui mais servie intensément à mon édification intellectuelle et spirituelle. Cette perte, que je jugeais considérable si elle avait lieu, prit dans l’adolescence et avec la maladie de ma grand-mère une teneur particulière. Je pris conscience tout à coup de l’impossibilité qu’ont certaines gens de progresser, et si la plupart ne progressent pas, ils en ont au moins l’illusion, mais quelques-uns n’ont pas même cette illusion. Et moi, dont la vie entière était tournée vers un seul but, l’idéal de permanence et de maîtrise de soi que prône toutes les religions et toutes les sagesses du monde, je me mis à douter. Et je pris peur. Moi dont les efforts incessants tendaient vers une noblesse de sentiments, de pensées et d’apparence toujours plus prégnante, je me voyais grabataire, mais surtout ayant perdu l’esprit, incapable de former une pensée cohérente, et dont l’existence ne pouvait qu’être absurde. Car qu’est-ce que cette chose là ? Ni un homme, puisqu’elle perd la capacité de s’abstraire du monde qui définit l’homme, ni un animal dont la bêtise est naturelle et donc acceptable, mais un être hybride, un monstre, un phénomène, et qui sert à quoi ? A apitoyer les êtres intelligents et bons, à exciter les brutes cruelles ; à être un poids pour tout le monde. De plus, il ne peut être question d’honneur, ou de dignité dans cet état et, pour un homme dont ces valeurs sont les bases de la vie, il n’y a pas plus ignoble destin. Je savais que la souffrance était subjective et qu’alors, je ne souffrirais pas ou beaucoup moins de cet état mais là n’était pas pour moi l’important. De cette espèce de lucidité sortirent d’incessantes et torturantes réflexions, un dégoût, une résignation, et l’envie de me prêter sans attendre à ce que j’aimais car le temps passe et peut tout prendre. Je désespérais et m’imaginais, ignoble, grotesque, m’abaissant, autrefois chevalier, aux actes les plus indécents auxquels un homme puisse se livrer, me masturbant fréquemment, sans aucune pudeur, descendant toujours plus bas dans le gouffre de l’immonde, voilà ce que j’imaginais. Et puis je constatais le niveau des hommes en général et puis celui des infirmières en particulier, car ce sont elles qui s’occupent des malades et elles n’échappent pas à la règle : cette manie qu’ont les gens d’infantiliser leurs prochains, les appelant en répétant deux fois la première syllabe de leurs prénoms, les humiliant ainsi fréquemment sans même s’en rendre compte, ce qui n’a rien de commun avec la simple abréviation, pratique beaucoup plus amicale et respectueuse. Ainsi je pensais et je me disais qu’il eut mieux fallu se retrouver complètement inconscient, être réduit à l’état de pur végétal, sans pouvoir ni parler ni bouger, ni penser, ni sentir, car un végétal ne s’humilie pas. Ainsi je demandais constamment à Dieu dans mes prières de me laisser le temps, si je devais perdre mes capacités cérébrales, de réfléchir, de choisir afin que peut-être je pus partir volontairement. Et je lui demandais de m’aider à changer le monde, et les hommes, mais jugeant la tâche trop difficile, trop énorme, j’en revenais à ma première supplication, et j’espérais qu’il entendrait. Et encore maintenant, puisque je n’ai change ni le monde ni les hommes, je prie Dieu qu’il m’accorde de me rendre compte, et qu’il me laisse tomber entre de bonnes mains si cela arrivait. Ce que je lui demande aussi, c’est de comprendre ce que toujours je ne peux comprendre, cette fatalité qui m’échappe constamment car toutes les autres je les comprends mais celle qui détruit les hommes dans leur essence, je ne l’ai jamais acceptée et n’en suis pas encore guéri, (mais peut-être on n’en guérit jamais, de cette maladie qui rend lucide en tout et fait tout craindre/ de cette peur dont la cause est cette maladie qui rend lucide en tout et fait tout craindre).
Alors que je trouvais ridicule cette idée qu’une fois mort, les écrivains continuaient à vivre par leurs œuvres, quelque constatation a changé mon avis. En effet, je me disais que cette impression que nous avions de la permanence de la vie d’un écrivain quand nous lisions ses œuvres n’était qu’une illusion, car l’écrivain, dans son tombeau, était de toute façon complètement inconscient de l’impact de ses livres sur notre intelligence et nos diverses perceptions. Bref, il n’était plus là. Mais, en fin de compte, qu’est-ce que la vie ? De l’énergie ; rien que de l’énergie ; qu’un homme perd quand il meurt. Et lorsque nous lisons un livre, c’est la personnalité et les sentiments de l’auteur qui en émanent. Et les traits de son caractère, de sa sensibilité, dont nous nous imprégnerons de plus en plus profondément, proportionnellement à la valeur de son œuvre si celle-ci est croissante, ne sont-ils pas de l’énergie, une puissante énergie, et particulière, personnelle, celle de l’auteur uniquement. Ainsi si l’énergie de l’écrivain se perpétue après qu’il soit mort, on peut dire en effet qu’il n’est pas (vraiment) mort, qu’il a gagné une immortalité, non prise dans un sens figuré, équivoque, mais bien réelle, presque palpable.
Et voilà un problème exclusivement réservé aux génies, celui de leurs propres mises en scène imaginaires vis-à-vis d’autrui, car les autres hommes n’ont pas besoin de les contrôler, celles-ci n’excédant pas un certain seuil, leurs pensées et leurs imaginations ne les obsédant pas, tandis que pour le génie, le contrôle en est essentiel, car sinon il devient malade et fou. Il doit s’abstenir de mise en scène, contrôler la multiplicité des idées qui surgissent en lui. Le problème est que c’est cette capacité, entraînant la folie si elle n’est pas sérieusement tenue, qui le pousse à la création. Aussi, le voilà obligé de choisir : la sagesse ou le génie, la sagesse ou la création, et ce que Dieu veut, c’est qu’on lui sacrifie son génie, c’est qu’on s’évertue à être sage. D’où les multiples tourments de l’artiste partagé entre son attirance pour un Dieu dont il doute en permanence et son œuvre qui l’use mais dont il ne peut se priver d’en espérer une reconnaissance posthume et éternel, ce qu’il juge malgré tout, lucide, être un but naïf et puéril. Mais est-ce bien sûr, que Dieu veuille nous voir choisir la sagesse ? N’est il pas plus facile de se laisser aller au bonheur simple, quoiqu’il ne soit possible d’y accéder pour le génie que par un effort permanent, que d’accepter sa maladie et se laisser dévorer par elle, et par l’entretien d’une tension mentale constante et harassante produire une œuvre, promise à la postérité ? Il est bon d’y réfléchir.
Que m’importe d’expliquer exactement les étapes du passage de la vie à la mort, de savoir si nous retournerons alors au sein d’une énergie englobante et divine, si nous réincorporerons cette énergie ; s’il ne vous attend qu’un simple, sombre et effroyable néant ; si une partie de nous seulement, la conscience divine en phase avec Dieu, s’envole à nouveau ; si cette conscience divine est Dieu lui-même et alors ne s’envole nulle part car Dieu ne peut être que comme il doit être à chaque instant, immuable et permanent ? A moi, ce qui m’importe, c’est que les gens soient forts et heureux, car quand ils sont forts et heureux, ils ne se posent pas ce genre de questions. Et mon but est de leur montrer le chemin qu’ils doivent emprunter pour atteindre cet état de paix et d’apaisement car les moyens de parvenir à cette tranquillité, je les connais. De même, je crois qu’il est préférable de se hisser à un haut niveau d’expérience réelle, de sensation fusionnelle avec Dieu, avant de tenter de tout expliquer, car une fois qu’on a atteint cette force, alors tout s’éclaircit et soit on comprend tout ce qu’on ne pouvait autrement comprendre, soit il y a des choses qu’on ne peut pas comprendre effectivement et on l’accepte car on sait pourquoi ; on n’a plus envie de les comprendre puisqu’on est rassuré sur l’essentiel. On pourrait objecter que c’est en tentant de tout détailler, de tout analyser, qu’on parvient au niveau de sérénité dont je parle et en réalité, je ne vois aucun argument décisif contre cette objection, aussi est-elle peut-être valide. Cependant, j'aimerais préciser que c’est moi-même en luttant, disséquant tout ce qui m’apparaissait disséquable, que j’ai compris qu’il y avait des limites à cette investigation, car on ne peut diviser à l’infini, ou alors cet effort est beaucoup plus long que si par contre on s’attache à l’unité et qu’on atteint la compréhension de cette unité (j’entends par unité l’infini, c’est-à-dire l’essence de toutes choses, qui est une et indivisible). Alors on sait forcément tout ce qu’on doit savoir, ni plus ni moins, et c’est donc l’état idéal. Ainsi, lorsqu’on connaît l’infini, on connaît aussi nécessairement le fini, ou ce qu’on en doit connaître mais puisqu’on commence par le fini, comme on le fait par définition tous, il viendra un moment où celui-ci nous indiquera le renversement auquel il faudra, à tous prix, se conformer, afin de cesser de s’épuiser inutilement par un changement de voie propice, et nous permettra de viser directement par les techniques contemplatives l’infini. Ainsi, moi, après avoir fait le tour de toutes les traditions religieuses, et plus largement spirituelles du globe, j’ai maintenant envie d’appliquer ce que j’en ai appris, et pour moi-même, et en vue de l’amélioration de tous les humains, de tous les êtres vivants, et par extension, de la création entière, en agissant socialement, sans oublier, accompagnant cela, de me livrer à l’exercice régulier d’une pratique méditative, tel que le ai do, l’aïkido, le zen ou encore l’hésychasme, afin de m’améliorer pour un projet de long terme, mais aussi de court terme, étant par ce moyen heureux dans l’instant, cela étant seul indispensable et essentiel.