Dès qu’il le pouvait, Brian lisait. Sa puissance de pensée était considérable. Il était de ces exceptions qui, tel Balzac, London ou Henry Miller, ont une curiosité intellectuelle, une avidité de savoir hors norme, pathologique, et capables de synthétiser les informations accumulées. Il ne pouvait jamais vraiment communiquer car il était toujours au-delà. S’il partait de considérations sur Proust par exemple, il pouvait faire le lien avec Dostoïevski, avec des tendances de la littérature américaine, rattachant tout cela à Sartre, Kierkegaard ou Hegel, et renchérir sur la théorie de l’évolution. Et il avait creusé ainsi en pleins de domaines.
Sur Proust par exemple, il ne s’était pas arrêté à « La Recherche » mais s’était aussi plongé dans « Contre Sainte-Beuve », et les commentaires de Rivière, Deleuze, Gaetan Picon, « l’espace Proustien » de Georges Poulet, ce qui l’amenait à comparer Proust à Bergson, et ainsi de suite. Wilde et ses pièces peu connues comme « Vera ou les nihilistes », Gontcharov et son « Oblomov », Katanzakis, Powys, Harry Martinson n’avaient pas de secrets pour lui. Et tant d’autres. La même chose pour la psychanalyse, les différents courants de spiritualité comme l’Hindouisme, le Bouddhisme, le Taoïsme. Il en savait là-dessus comme un spécialiste. Un VIP comme Alan Watts n’en savait pas le centième. Il était devenu une sorte de monstre, si avancé dans la pensée qu’il en était devenu inadapté, perdu au milieu des conversations ordinaires, évoluant dans des sphères distinctes.
Il relisait, depuis peu, quelques classiques qui l’avaient marqué plus jeune. Ainsi, « Le Portrait de Dorian Gray », qu’il avait trouvé si spirituel adolescent, l’avait cruellement déçu, lui avait paru artificiel et peu profond. « La Peau de Chagrin » contenait des passages nettement plus convaincants, brillants, émouvants, mais empli d’un aspect un peu dépassé, peut-être lié aux convictions politiques et religieuses de Balzac qui apportent une certaine lourdeur à son extraordinaire génie. « Jacques le fataliste » avait perdu tout son charme, car celui-ci résidait en une certaine nouveauté de pensée, et il avait lu Spinoza depuis sa première lecture, qui le surpassait et en ôtait toute la substance et l’intérêt. Il comprenait différemment « Le Temps retrouvé », car, ayant lui-même vieilli, il vivait maintenant ce qui ne lui était alors que concept. Le livre était dur, tranchant, exigeait un bon moral, car il disposait d’un potentiel dépressif non négligeable. Mais la révélation, ce fut à la relecture du « Voyage au bout de la Nuit » qu’il l’éprouva. Il voulut surligner tous les passages qui se démarquaient, mais prit conscience que c’était pratiquement tout le livre qu’il aurait fallu surligner. Il y avait là une violence, une subversion, une pensée, un style, une tendresse extraordinaire, incomparable même. Des rapprochements avec Conrad, Kerouac, Henry Miller, René Girard, Lévinas, Alice Miller, Freud, les Stoïciens, Schopenhauer, Genêt lui sautaient aux yeux.
S’il jugeait Proust supérieur à Balzac par ses descriptions liant toujours l’intériorité et l’extériorité, ses métaphores botaniques, et à Dostoievski car moins ethnocentré, replié et limité par une idéologie particulière, donc plus universel et exportable, il plaçait désormais Céline, par la limpidité de son style, quand il ne s’était pas encore fourvoyé par un excès de trois petits points, au-dessus.
Les idées de Céline lui semblaient plus pertinentes. Céline était davantage dans la vie. Proust était un rentier oisif qui n’avait pas besoin de travailler, ce qui l’égarait. Dans « Le Temps retrouvé » par exemple, le narrateur explique que les moments heureux sont des moments perdus puisque seule la souffrance apprend quelque chose, apporte des vues nouvelles, pousse à approfondir. C’est un point de vue éminemment bourgeois, comme le rentier qui veut de l’aventure et se moque de l’ouvrier qui cherche le confort, la sécurité, attitude stigmatisée par le riche comme étant celle d’un petit-bourgeois, critique facile quand on est baigné dans l’opulence, et qu’après toutes les péripéties, on sait qu’on retrouvera, qu’on peut retrouver à tout moment les voluptés du monde privilégié. Ce genre de type oisif et favorisé méprisant les travailleurs pauvres qui rêvent d’une vie tranquille dans un petit pavillon, ça pullule dans les beaux quartiers, et ça ne sait pas s’auto-critiquer, comme les étudiants fils de la classe exploitante frappant les policiers exploités par les pères de ces étudiants, comme l’avait bien vu et clamé Pasolini. Revenant à Céline, Brian se disait qu’il partait du point de vue des travailleurs pauvres, luttant pour survivre, et pour qui la souffrance n’est pas un luxe révélateur, mais un abrutissement quotidien. Pour eux, le bonheur ne peut être perçu comme un moment gâché, comme du temps perdu, bien au contraire. (à suivre)