L’esprit de Brian revint à Kyrill Hamdoulah. Il était le représentant de ce que Brian haïssait dans la démocratie, le triomphe de la majorité, donc de la médiocrité. Etait-ce plutôt la société de consommation qu’il abhorrait ? Partout, sur les ondes, la TV, le net, une universelle nullité dominait. Les romans plébiscités, les films valorisés, la musique dominante, les essais philosophiques, spirituels dont on louait la sagesse, tout n’était que ressassement et platitude. Des types comme Jean D’Ormesson, comme le Dalaï lama égrenant des formules banales, se répandaient dans les médias, et on les prenait pour des modèles, des génies. C’était exaspérant.
Kyrill, c’était encore autre chose. Un degré franchi dans l’ignominie de la société du spectacle. Comment les hommes pouvaient regarder ça ? Ils n’étaient pas une poignée, ils étaient des millions à participer à l’avilissement, à jouir de l’abjection. Comment était-ce possible? Comment rétablir une saine hiérarchie ? Soit les hommes sont trop abrutis par la société actuelle, leur travail, le déterminisme global de leur milieu, et ils n’ont même pas la conscience d’être abrutis, soit ils s’abêtissent volontairement, soit ils ne peuvent rien faire d’autres que ce qu’ils font. Dans le premier cas, il faut les réveiller par la destruction du système contraignant en place. Dans le second, les hommes montrent qu’ils ne sont pas prêts psychiquement pour le risque de l’individuation, et il faut imposer un nouvel ordre. Dans le troisième cas, les hommes sont intrinsèquement stupides, c’est-à-dire qu’ils font ce qu’ils doivent faire en s’adonnant à l’infantilisme et la scatologie, parce que cela exprime leur potentiel, parce qu’ils n’ont rien d’autres à donner, à éprouver, à sortir d’eux-mêmes. Il faut donc, là encore, restructurer la société en imposant une aristocratie culturelle, car si les horreurs médiatisées ont leur public, elles ne doivent pas dominer, pas avoir la plus grande part.
En tuant Kyrill, Brian croyait qu’il allait réaliser une bonne action. Le problème, c’était le libre arbitre. Si les hommes sont réellement, dans leur majorité, si limités qu’ils passent leur vie à asservir leur attention sur des choses futiles plutôt que lire Dostoïevski ou se livrer à des activités créatrices, c’est peut-être que le corps qui les porte est doué de potentialités extrêmement réduites dont ils ne pourront jamais sortir. Ainsi un présentateur TV ou radio ne pourrait faire que ce qu’il fait, et comme il le fait. Il n’y aurait pas de devoir être. C’est pourquoi un philosophe comme La Mettrie a pu écrire : « Le matérialisme radical est le meilleur antidote à la misanthropie ». Mais alors, tuer des êtres médiocres, bloqués dans leur médiocrité, était-ce juste ? On ne choisit pas plus d’être con que débile léger, et si le con avait la profondeur de Dostoïevski ou de Proust, eh bien il ne serait pas ce qu’il est.
Ce qui était néanmoins choquant avec la société du spectacle, c’est que sa vulgarité ne laissait pas Brian indifférent. Elle le choquait, le blessait. Il lui semblait qu’on pouvait se passer d’une telle corruption d’une certaine idée de l’homme, de la qualité de l’âme comme l’écrivait Montherlant, et d’un acharnement systématique contre toute forme de noblesse. Il n’éprouvait pas la même haine et le même mépris à l’égard des animaux, qui étaient également les victimes de la cruauté humaine, et dont le comportement souvent violent était contenu dans une certaine mesure. Et puis, pourquoi serait-ce à l’élite de toujours se sacrifier, de se niveler sur les imbéciles ? Si les idiots ne peuvent comprendre et apprécier certaines subtilités et s’en moquent, s’ils ne pourront jamais y accéder, eh bien qu’ils acceptent de rester à leur place ou qu’on les y maintienne de force. Louis Lambert n’a pas à souffrir la compagnie des brutes, et à sourire à leurs obscénités. Préservons-le ! Et Brian, c’était Louis Lambert forcé à vivre avec des brutes, et malgré son raffinement, il en était devenu le plus brutal, le plus monstrueusement froid, et implacable.
Sa curiosité et ses angoisses l’avait poussé autrefois à étudier diverses voies mystiques. Il en était désillusionné. La philosophie ne lui avait pas appris à vivre et à mourir, la mystique non plus. Est-ce qu’un chat, un chien cherche son vrai Moi, ou le Soi en lui ? Il n’y a que les divagations humaines pour créer, comme chez les hindouistes, pareils délires. Se concentrer sur l’unique nécessaire, Dieu, et fuir le divertissement est chez les Chrétiens un grand escamotage, puisque la mort véritable est occultée et y est substituée une vie éternelle, donc Dieu y est le divertissement suprême. Chez les Bouddhistes, entre autres inepties -primat de la souffrance, suppression du désir pour ne plus souffrir- la plus grande fumisterie, c’est l’ascèse mortifiante afin de se délivrer du cycle des renaissances puisque leur but, on l’atteint tous, bien assez tôt et sans efforts, avec la mort. En réalité, il s’agit d’un stratagème inconscient puisque les Bouddhistes, par cette occultation, sont en fait très satisfaits de ce dont ils font un problème, leur croyance en la réincarnation
. Brian avait beaucoup creusé et il lui était facile de ridiculiser toutes les religions et d’exposer leurs inconséquences. Le seul argument en leur faveur qui lui paraissait tenir était Darwinien, à savoir que l’existence des religions, pour aberrantes qu’elles soient, avaient sans doute une utilité évolutive, comme si la nature apportait par ce moyen un soulagement à la conscience humaine, remédiait au désastre de la lucidité, et sauvait un formidable élan qui paradoxalement menaçait de s’autodétruire.