De retour chez Marek, ils se détendirent un peu, burent quelques bières. Ils se couchèrent et Brian se mit à penser. Brian n'aimait pas Mao, et pourtant il présentait déjà quelques similitudes avec lui. Ne désirait-il pas libérer les masses par la force? Et n'était-il pas pour la suppression des grands corrupteurs, et du système en vigueur? Et déjà, les choses avaient dérapé. Maharo, qui s'était chargé de la suppression des enregistrements sur caméra, avait aussi éliminé le garde du corps. Pas de témoin. N'était-ce pas la première victime collatérale d'une longue succession à venir? Certes, l'homme de main protégeait une ordure, mais à ce rythme-là, on pouvait aussi assassiner tous ses amis, et on amènerait un chaos somme toute arbitraire et injuste. Ses interrogations pourrirent la nuit de Brian. A son réveil, morose, il resta en prise avec ses atermoiements. Puis il prit son petit-déjeuner avec Maharo et Marek, échangeant quelques paroles. Enfin, il prit congé, et avec Maharo, rentra à Poitiers. Maharo sentit sa contrariété car Brian restait mutique. Arrivé à destination, ils se séparèrent, sans un mot.
Chez lui, Brian alluma la radio, et bien entendu, l'assassinat de Kyrill faisait parler. La plupart des commentateurs, même ceux qui maudissaient son influence, paraissaient choqués, ou jouaient à le paraître. Était-ce Daesh, quelque groupe anarchiste inconnu, ou une sombre affaire personnelle? C'était jouissif de savoir que c'était soi, soi et son ami. Ca donnait un sentiment de grande puissance. Brian alluma la TV et vit des fans en pleurs. Ah ah! Rien que çà! Ils vont quand même pas en faire un deuil national! Passons à autre chose. Une autre chaîne, et ça recommence. Eh bien, il va falloir que ce cher public s'habitue, parce que ce n'est que le début! Les adeptes des théories du complot vont s'en donner à cœur joie. Sans doute un coup de l'Etat pour renforcer la sécurité! Après tout, ces théories ne datent pas d'hier. Et elles sont parfois vraies. Conrad a même écrit un roman peu connu, "l'agent secret" développant cette trame, avec un infiltré chez les anarchistes chargé, obligé même, de pousser son groupe à plus d'actions violentes, pour plus de répression au final. Enfin pour ce coup ci ce n'était pas l'Etat. C'était Brian, proche de ce qu'on pourrait appeler l'anarchisme de droite, le seul vrai anarchisme, individuel, sans statut, obligations, et préjugés communs! Brian éteignit la TV et médita.
Une brusque envie de sexe fit irruption et modifia le cours de ses pensées. Il avait lu un passage du "héros aux mille visages" de Joseph Campbell, et cela l'avait intrigué. Ce qu'il cherchait au fond, après une femme, c'était encore une autre femme, et ainsi de suite. Il les voulait toutes, un peu comme Simenon, pour être certain que l'essence de la femme ne lui échapperait pas, afin d'y trouver sa complétude, son achèvement. Mais cette essence, ce but était inatteignable. Il cherchait quelque chose d'irrationnel qui ne pourrait jamais le satisfaire. Au fond, cette quête était d'ordre névrotique. Il cherchait sans doute la "bonne mère", à jamais lui échappant. Il y avait un rapport à une immaturité fondamentale dans ce désir, un manque l'empêchant de "défusionner" et d'être libre. Sa propre mère avait été ambivalente, et, comme son père ne s'était jamais réellement soucié de lui, de son intériorité, comme s'il n'existait pas. Jusqu'à la fin, ils seraient indifférents, comme la mère d'Henry Miller, qui, même sur son lit de mort, ne dit pas à son fils qu'elle avait lu ses livres, alors qu'il l'attendait tant. Ses blessures terribles qui entravent tout le développement, nuisent au narcissisme fondamental, à la confiance en soi dont l'individu a besoin pour s'élancer vers le monde. Brian, en relisant des passages des "Mémoires d'Outretombe" fut d'ailleurs surpris de constater que Chateaubriand fut certainement un enfant maltraité, lui qui écrit que sa mère lui a infligé la naissance, qu'il n'a jamais été heureux,, et qui remercie ses parents pour leur froideur et leur dureté, beaucoup de symptômes parlants pour les familiers de Alice Miller. Ces carences poussent à compenser par de la "grandiosité". On comprend mieux le style Chateaubriand! Il importe que l'homme soit dégagé des névroses infantiles pour que ses rapports amoureux puissent être sains et épanouissants. Comme l'écrit Joseph Campbell, à propos de la "mère universelle", qui représente la vie, et la femme: "Le disciple doit pouvoir contempler ces 2 aspects (créateur et destructeur), avec une égale équanimité. Cet exercice purge son intellect d'un sentimentalisme infantile et des ressentiments inadéquats et ouvre son esprit à cette présence réelle impénétrable qu'il perçoit alors, non plus comme auparavant en "bien" et "mal", selon son humeur capricieuse et enfantine, en "bonheur" et "malheur", mais comme la loi et l'image de la nature de l'être".
Et ainsi, l'homme n'est plus dépendant du désir régressif envers la "mère protectrice" et peut aller vers la femme comme elle est vraiment, avec son immaturité, ses faiblesses, et son versant destructeur.
Quant à la spiritualité qui sous-tend l'œuvre de Joseph Campbell, eh bien, c'est plus contestable. L'avantage de la jeunesse tourmentée, c'est qu'on se dit que le mal vient de nous, de notre immaturité, de nos démons personnels, mais que des hommes plus mûrs et expérimentés savent les chemins de l'harmonie et de la pacification de l'esprit, qu'ils ont trouvé du sens à cette guerre permanente du cosmos, aux souffrances et à la mort, qui nous échappe complètement dans notre folie que l'on souhaite passagère. Et puis, en prenant de l'âge, on s'aperçoit que la violence du monde est bien réelle, que les problèmes ne viennent pas uniquement de notre psyché torturée, et qu'il se pourrait, en définitive, que personne n'ait de réponse convaincante, ni les philosophes, ni les pseudo sages, ni les croyants, que tout est mystification pour tenir face à l'effroyable réalité. Et alors, on se retrouve complètement seul, face au chaos. Et c'est plus que ne peut en supporter l'âme humaine.