Parfois, Brian était pris d’un cafard démentiel, une souffrance extrême contre laquelle il ne pouvait rien. Comme un effondrement de l’âme en même temps qu’une déréliction physiologique. Damned, c’était dur ! Alors il était tenté par le suicide. Sa vie lui semblait un cauchemar sans fin, un non-sens dès les commencements, et pourtant il avait lutté pour s’en sortir, mais ça n’avait pas servi, pas abouti. Et puis, tout le monde mourait, c’était triste à mourir. Et il allait lui-même mourir. Alors pourquoi s’obstiner, persister, souffrir pour rien ? Schopenhauer alors lui semblait l’emporter sur Nietzsche. « Le Monde comme volonté et comme représentation » était d’ailleurs bien plus clair, construit, solide, moins délirant que l’œuvre Nietzschéenne. Il en relisait souvent des passages. C’était le premier philosophe qui l’avait intrigué. Ca s’était passé au CDI d’un obscur internat de province, un lieu de relégation. Il était en première année d’un BEP de compta, orientation qu’il n’avait pas choisie, et il écrivait des poésies, lisait Balzac, et feuilletait les magazines culturels de son lycée. Avant d’en être renvoyé, il lut tout un hors-série du magazine littéraire consacré à Schopenhauer. Il fut fasciné. Il comprenait mal, mais enfin que pouvait bien signifier « la négation du vouloir vivre » ? Il n’avait, depuis, cessé d’y revenir. Schopenhauer, le plus littéraire des philosophes, aussi pertinent qu’agréable à lire, qui montre que la profondeur et la complexité ne sont pas indissociables de l’hermétisme. Et néanmoins, « Le Monde… », c’est un système, et un système avec beaucoup de failles.
Mais se suicider, ce n’est pas si facile. Brian, dans son malheur, avait une part en lui qui s’accrochait parce qu’il aimait la vie, vivre, malgré ses démons et ses échecs, et sa peur. Et ce qui le retenait, aussi, c’est qu’il bouillonnait, intellectuellement, physiquement, il avait de l’énergie. Quitter ce monde, lucide, sachant que ça signifiait la fin de tout, de tout ce qui était possible, des rencontres, des voyages, des sensations, des apprentissages, de l’amitié, de l’amour, c’était vraiment pas si facile. Il avait, autrefois, désespéré, tenté de suivre l’exemple des samouraïs. Il avait tenté un seppuku avec un cran d’arrêt. Mais ça avait échoué. Il n’avait pas eu le cran d’aller au bout. Pas si facile, vraiment.
Il s’était efforcé de se remplir l’âme des principes stoïciens. Pour eux, comme pour les épicuriens, la mort n’est pas un problème puisque quand nous vivons, elle ne nous concerne pas, et morts nous ne sommes plus là. « La mort est un possible que la vie n’actualise jamais » écrivait Heidegger. Certes. Mais quand vient le moment de se jeter dans le vide, l’angoisse qu’on éprouve est bien plus concrète que toute logique et toute philosophie. C’est l’anecdote de Pascal : « Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer». Et ces mêmes Stoïciens écrivent qu’on a pas à se plaindre parce que la Nature, dans son infinie sagesse, nous a donné une porte d’entrée, et mille portes de sortie. Alors, si nous souffrons trop, on n’a qu’à sortir. Mais oui bien sûr… La lecture des Stoïciens donne l’impression euphorique qu’on va changer de vie, se livrer à des exercices quotidiennement, contrôler l’usage de ses représentations, et que face à la mort, on partira stoïquement comme un philosophe, comme le loup de Vigny, comme Socrate buvant la cigüe. Mais cette impression est de courte durée et fait place à l’abattement, au désarroi majeur. Et puis leurs raisonnements sont relativement inopérants parce que faibles au fond, sans réelle consistance. Si, par exemple, comme l’écrit Marc-Aurèle, il est absolument indifférent que nous vivions 3,10 ou 100 ans, alors il serait indifférent que nous nous suicidions tous, ou nous entretuions tous, et en définitive que nous mourrions tous dans l’instant. Indifférent pour l’Univers peut-être, mais pour nous ?
Alors, Brian avait voulu se fortifier par la lecture du « mythe de Sysiphe » de Camus. Camus pose les vrais problèmes.. « L’homme meurt et il n’est pas heureux » « le seul vrai problème philosophique, c’est le suicide ». Las, Brian trouva le livre trop « intellectuel » dans le sens où il cherchait, plus que des raisonnements abstraits, une véritable aide pour se maintenir dans la vie, ou si impossible, mourir plus sereinement.
Mais en se replongeant dans l’œuvre de Schopenhauer, dont la lecture d’une certaine façon ne sert à rien (à quoi bon relire « Le Monde… » intégralement, si l’objectif est de prendre de la distance, de se rassurer, et de se suicider ? Autant se suicider tout de suite), il comprit que sa noirceur, humoristique et destructrice, pouvait néanmoins l’aider à se détacher, à s’envisager différemment, et donc à moins craindre la mort. Cependant, l’idée de perdre sa singularité, son incarnation et donc sa conscience particulière, et de retourner dans le flux, le Tao, la Source, la Volonté indifférenciée, et donc de ne plus se distinguer, se différencier de la plèbe, et de tous les autres, c’est une perspective assez dure, et plus l’individu est doué, différent, a du génie, plus cette dépersonnalisation le peine et l’effraie.
Quoi, mort, plus de distinctions entre Kyrill Hamdoulah et Brian ? Le même sort échoue à l’abruti et au génie ? Vraiment « pourquoi aurai-je été plus sage que l’insensé puisque j’aurai le même sort ? ».
D’où venaient ses effondrements ? Quand tout va mal depuis l’enfance, c’est difficile de revenir dans la course. Brian se souvint qu’enfant, il ne pouvait voir « Sans famille », le dessin animé adapté de l’œuvre d’Hector Malot. Dès que ça passait à la télé, le mercredi après-midi, du temps ou le club Dorothée triomphait, ça lui rappelait trop sa situation, et il s’échappait dans la cour. Pas facile de vivre avec un Père autoritaire, un tyran psycho rigide, et une mère femme-enfant, pas une vraie mère. Ce qu’il aurait aimé, c’est de l’attention, une vraie attention respectueuse, et il n’en avait jamais eue. Pas étonnant que le tube de Téléphone « Je rêvais d’un autre monde » était sa chanson préférée autrefois. Lui aussi « rêvait d’un autre monde », et il voulait « tout foutre en l’air », ce qu’il fit du reste quelques années plus tard.
On parle de l’amour de Sheila, liftée à mort, pour son fils chéri, mais enfin elle a refusé de le voir pendant 7 ans, sous prétexte qu’il avait publié un livre où il exprimait sa vérité. Tu parles d’un amour inconditionnel ! Et c’est lui qui s’est suicidé, pas elle.
On parle d’excès de narcissisme, mais c’est bien d’en avoir un peu. Quand les bases de l’estime de soi manquent, c’est pour la vie. Ca vous plombe tout le temps et faut compenser par de la grandiosité ! Obligé d’escalader des montagnes, d’écrire des thèses, pour se prouver qu’on n’est pas débiles et qu’on peut être aimés, qu’on a une individualité et une pensée personnelle. C’est usant. Brian était usé. Et s’il fallait persister pour n’avoir, comme avenir, que la plonge, les centres d’appel ou les poubelles, eh bien ça ne valait pas le coup. Il ne restait que les meurtres pour se rééquilibrer, et se motiver.
Et puis Brian restait extrêmement seul. Il ne pouvait laisser les autres s’approcher, se laisser réellement connaître, transmission d’une névrose familiale, vieille crainte de l’envahissement et de la destruction de la psyché.
Des hommes, comme Dexter, n’ont pas d’émotions et font semblant d’en avoir, pour s’adapter. D’autres en sont submergées, et tentent de les contrôler, les masquer, ou les étouffer pour se protéger. Le danger pour ces derniers, c’est de se tuer intérieurement. Ils se « dextérisent ».