Brian avait peu de contacts avec sa famille. Mais il en avait. A chaque fois qu’il voyait son père, il lui fallait au moins 15 jours pour se remettre, se retrouver. Il ne changerait pas, comme sa mère. Il y a des gens dont le cerveau est bloqué, qui sont comme des automates englués dans des mécanismes figés. A croire que leur équilibre précaire en dépend.
Il l’avait revu récemment, et ça avait été atroce. Toujours la même rengaine, les mêmes formules, la même certitude totalitaire. Désespérant. « Et il faut changer d’épisteme, il faut croire au libre arbitre, et qu’est-ce que tu crois, faut-il que je me suicide, et les TCC c’est le top, et vive les 10 commandements on a pas fait mieux, et le devoir et ceci et cela. » Et sa mère qui généralisait à chaque fois. "T’as le cafard, tout le monde a le cafard, pense à plus malheureux, les infirmes sur leurs chaises roulantes". Bien. Impossible de se faire entendre. Deux murs. La vérité, c’est que si, enfant, Brian avait été confiant, assuré d’une compréhension non blessante, non méprisante, il aurait parlé, il se serait exprimé librement. Mais il n’avait pas pu, parce qu’il avait des murs et juges en face. Et puis, étaient-ils pour rien, dans cette étrange folie de Brian, qui le retenait prisonnier de la philosophie, l’obligeant à se replonger dans l’ « Ethique », l’ « Etre et le Néant », la « Phénoménologie de la Perception », afin de se rassurer sur ses capacités. « Ca va je comprends je ne suis pas idiot. » Etre obligé de se le prouver sans cesse, et son père qui le traitait de cas social, quand son fils lui demandait « suis-je débile ?», et répondait « de toute façon tu vas décliner et le devenir », ce qui était rassurant, et prouvait l’empathie du père. D’ailleurs, pour ses parents, il avait été autiste, schizophrène, psychotique, et peut-être bien, dyspraxique. Il fallait inventer à chaque fois quelque chose de nouveau, pour se décharger des problèmes qui venaient de leurs failles gigantesques. Heureusement que Brian n’était pas homosexuel dans les années 30, ils l’auraient lobotomisé pour le rendre conforme, dans la norme. Et puis, lors de ces retrouvailles il avait fallu combattre, se défendre, comme à chaque fois, argumenter, résister aux attaques du père, se livrer à une dialectique sans fin et n’apportant rien,, inutile, maladive, destructrice ! Tout ce que Brian détestait avec son père, une lutte intellectuelle infernale pour la reconnaissance. Et je dis ceci, et mon père me contredit, juste pour m’emmerder, et je réponds cela et ainsi de suite. Obligé de se justifier sans cesse. Brian en avait marre.
Et la plupart des membres de sa famille étaient à l’avenant. Conformistes, bourgeois, décadents, histrioniques. Jamais on ne l’appelait. On lui en voulait trop de ses talents. Pourtant, comme l’écrit Sartre : « le génie n’est pas un don, mais l’issue qu’on s’invente dans les cas désespérés, ou le désespoir surmonté à force de rigueur », ce qui est d’ailleurs très critiquable, cette résistance -résilience pour employer un mot à la mode- étant exceptionnelle, elle est peut-être innée. En effet, cette issue bien peu la trouve, et ce désespoir bien peu le surmonte.
Certains se voulaient écrivains. Ils n’avaient jamais produit une idée originale. Esprits de fonctionnaire, incapables de pensées, personnalistes médiocres, moralisateurs, qui conseillaient à Brian l’humilité. Mais sur l’humilité Brian avait écrit de superbes pages, pour la louer ou en exposer les ressorts inconscients. Il n’avait pas besoin qu’on lui fasse la leçon. D’autres souffraient d’un narcissisme pathologique et ne s’étaient jamais intéressés à ses recherches, trop jaloux de sa complexité et de son influence souterraine. Jusqu’à cette tante cinglée qui l’amadouait, voulait tout connaître de lui, se vantait d’être tout amour, le gratifiait d’un amour inconditionnel, et a cessé toute communication pour un simple désaccord sur l’origine de ses névroses. Une belle ordure celle-là, victime de son éducation certes, mais atteindre ces sommets d’hypocrisie, il faut y monter tout de même.
Enfin, puisque sa famille ne s’intéressait pas à Brian, ni à son effort créateur, elle pouvait aller se faire voir !
Brian voulait faire le ménage parmi ses relations. Il en avait soupé des cons qui le dévalorisaient sans cesse Et pourtant, c’est lui qui devait toujours se rabaisser à leur niveau. Comme pour ce type qui lui disait que la philo et la littérature, c’est de la merde, parce qu’il était trop stupide ou feignant pour s’y intéresser. Eh mec, si t’es trop con pour t’intéresser à ce que fait Brian, c’est pas sa faute, il va pas produire du best-seller pour toi, et estime toi heureux qu’il supporte ton infamante compagnie. Agueev écrivait : « la platitude réside dans la tendance à mépriser ce qu’on ne comprend pas ».Prends le pour toi. Il y avait aussi ce prof de piano totalement inculte qu’il avait tant stimulé autrefois. Jamais entendu parler de Léonard Cohen, c’est déjà une excentricité, mais, mon Dieu, ne pas connaître Glenn Gould, le pianiste le plus connu du 20ème siècle, quand on donne des leçons sur Bach. Jamais vu ça ! Et ce type avait pris son envol grâce au soutien de Brian, et maintenant le snobait. Un faux ami. Bon débarras. Il y avait cette femme toxique, Laurianne avec qui il avait eu une aventure. Elle avait été honnête au commencement remarque, en lui disant qu’elle était invivable . Au début, toute gentille, elle ne cessait de le complimenter, de masquer sa monstruosité. Puis, de plus en plus violente, elle devenait ingérable. Une dingue. La pauvre. Brian avait remarqué que les étudiantes en lettres étaient souvent très limitées, leurs aspirations littéraires concentrées sur Harry Potter, Fred Vargas ou la littérature jeunesse. Mais là, c’était le paroxysme. Laurianne avait une licence de lettres, et non ce n’est pas une blague, elle ignorait l’existence de Vigny, Lamartine ou Nerval. L’échec des institutions françaises ! L’utopie réalisée de Najat Vallaud Belkacem. Elle lui avait bien pourri la vie. Entre l’existence de l’adorable boxer qui lui avait été lâchement arraché il y a quelques années, et l’existence de Laurianne, le choix était vite fait. Brian aurait pris le chien.