Les souvenirs de gens médiocres affluaient. Brian se rappelait ce type, Joseph Saphon, du genre à courir sur un tapis roulant avec des écouteurs, et à s’effrayer à la perspective de marcher 10 kilomètres. Il lui faisait penser à Homer Simpson, l’imbécile heureux. Faut dire qu’il était pas aidé par une famille évangélique qui ne doutait pas, et se croyait parfois investi de l‘Esprit Saint avec le « don des langues ». Ils y croyaient vraiment. Etonnant. Joseph Saphon, après une tentative de libération psychique, était retourné dans le giron et le conformisme. Il prétendait que Dieu exauçait ses vœux, que la prière fonctionnait. Et peu lui importait la vérité en fait. Ce qui lui importait c’était l’efficacité. Mais le pragmatisme de William James ne fonctionne que si on peut se leurrer soi-même, faire comme si. Brian ne pouvait pas se duper ainsi. Evidemment, il pensait que la vie est plus facile quand on croit en l’existence d’un Dieu bon et tout puissant, qui donne cohérence et sens à l’Univers, veille sur vous et vos proches, et vous assurera une félicité éternelle. S’ils y adhèrent, alors oui, les croyants sont sans doute plus heureux que les philosophes, comme l’écrivait Jean Vanier. Mais être philosophe demande bien plus de courage que se protéger par des croyances farfelues, et Jean Vanier est un pleutre au final, un mec sans couilles.
Mais la philo ne suffit pas pour garantir de la faiblesse et de l’imbécillité. Brian se souvint de cette femme, élève en reprise d’études, la quarantaine, le genre à idolâtrer Rimbaud et mépriser Henry Miller, prête à avaler toutes les couleuvres. Elle travaillait sur les corps glorieux de la pensée médiévale, le « sexe des anges », et prenait au sérieux tout raisonnement s’il venait d’un philosophe reconnu. « Saint-Thomas n’était pas un imbécile, alors il faut préciser ce point », ainsi de suite. Le principe d’autorité typique. Oscillant entre recherche authentique et catholicisme, elle ne pouvait échapper, sous une forme quelconque, à la bigoterie, et effectivement, ce fut une proie, rétive mais vaincue, de la secte des Lacaniens. Elle fut annihilée par toute cette grandiloquente fumisterie. Une morte pour la science, condamnée à se perdre dans de vains labyrinthes métaphysiques.
Mais, ce qui frappait le plus Brian, lors de ses années de fac notamment, c’était le conformisme confondant des philosophes, sociologues, littéraires. Des êtres toujours dans le vent, incapables d’aller à contre-courant, qui épousaient tous les préjugés , clichés, tabous de leur temps. C’était pitoyable en vérité. Et ils ne doutaient pas d’eux-mêmes ! Ce que Brian en avait entendu des conneries. « Et que j’aime pas Sardou parce qu’il est de droite », « et que j’irais pas prendre mon pain chez un boulanger s’il est de droite », « et Alain Delon, c’est un gros con » etc. Des types avachis, mous, sans répondant, sans originalité, sans passé, qui n’avaient jamais rien fait de leur vie, se moquaient d’Alain Delon, un des plus bels hommes sur Terre, un des plus grands séducteurs français, un immense acteur, un guerrier, un être fascinant et singulier, unique, un aristocrate prolétaire. Et ces merdes insipides se foutaient de tout ce qui était de droite, et mainstream. Il fallait les entendre, se gausser de Bush manquant s’étouffer avec des bretzels. Ce mec avait été l’idole de sa fac, pilote de chasse, chef d’entreprise, 2 fois président des USA. Ces petits gauchistes pensaient vraiment que c’était si facile ? Même favorisés par le sort, ils n’en auraient pas accompli le 10ème . Et ces anarchistes qui critiquaient l’Eglise parce qu’anti avortement, mais ignoraient le Bouddhisme, et louaient l’Islam, pourtant hostile eux aussi à l’IVG ? Ou ces écolo anti corrida qui castrent leurs chiens et chats ? Leurs rêves ? Que les lions se mettent à bouffer des ananas ! Dans l’ensemble, les gens de gauche étaient moins ouverts que les gens de droite, c’était un fait. Souvent les plus obtus étaient des Niesztchéens, des anarchistes de la CNT, des marxistes. Et ils étaient d’une lâcheté extraordinaire. Brian était anarchiste lui aussi, mais individualiste, donc seul, sans béquilles, dans la lignée de La Mettrie, Genêt ou Pasolini. L’insignifiance des philosophes était vraiment remarquable. Il se souvint d’un prof de plus de 50 ans, accompagné d’un jeune sociologue, fêtant avec éclat la mort de Madame Tchatcher. A plus de 50 ans ! Quelle immaturité ! Ah c’est vrai qu’elle recevait Pinochet, l’horrible Pinochet, le monstre à l’origine de 3000 morts quand les cocos en ont fait plus de 30 millions. Mais les cocos, c’était pour le bien de l’humanité il est vrai. Staline, Pol Pot, Mao, Kim II Song, Fidel, Guevara, c’était de bon gars au final, mais Pinochet il est trop petit, il a pas fait assez peur aux gens, il les a pas assez contraints. Et ce qui énervait Brian, c’est qu’il était plutôt d’extrême gauche, et que ses principales influences l’étaient. Mais il détestait les groupes, les partis, « l’esprit d’équipe », et il aurait balancé par-dessus bord tous ses « amis » gauchistes pour Mishima, ou Vargas Llosa.
Le conformisme, la grégarité, ça travaillait quand même Brian. Pourquoi les hommes, dans leur immense majorité, et même ceux dont le travail consiste à s’extraire des préjugés, sont si dociles, et si médiocres ? Pourquoi épousent-ils tous les tendances dominantes ? Pourquoi si peu résistent à l’expérience de Milgram ? Comment fortifier l’individualisme et la capacité à résister à l’influence des groupes ?
L’enfant est si dépendant et conditionné, obéissant, qu’il intègre très tôt une attitude de soumission aveugle envers qui représente l’autorité. Et une fois que la servilité est installée, il est difficile de retrouver sa liberté. Comme l’écrit Erich Fromm, « ce que redoute le plus l’homme, ce n’est pas la castration, c’est la solitude », et par conséquent, l’homme ne se contente pas de s’interdire l’expression d’une pensée peu commune, il s’interdit plus encore de penser singulièrement, car il a conscience que cela le mettrait en danger, l’exclurait du groupe, de la société intégrée. Et c’est ainsi qu’on produit des moutons qui s’ignorent être tels, et qui se moquent des loups, les grandes individualités solitaires, préfèrant la solitude à la castration.
Le mépris de Brian pour le monde des humains ne cessait de prendre de l’ampleur. Rien de l’humanité qui ne l’exaspéra, ne le rendit ivre de colère, ne lui donnât l’envie, le besoin de se retirer loin des hommes, dans un ermitage, entourés d’animaux privés du véhicule de la bêtise, les mots. Si Brian aimait tant voyager, c’est qu’il ne comprenait pas tout ce que les étrangers se disaient, et souffraient moins du contenu de leurs échanges. Ca le reposait.