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16 octobre 2017 1 16 /10 /octobre /2017 02:32

 

 

Brian avait eu par le passé l’envie de s’intégrer. Il avait perdu ce désir pour une société qu’il honnissait. De toute façon, en lui se joignaient trop d’obstacles pour s’adapter. Il avait eu un cheminement particulier, et s’était trop éloigné de la norme dès ses commencements. C’était un rescapé, qui émergeait de traumatismes déstructurants, mais qui survivait tout juste, sans réelle résilience.

Ensuite, ses capacités, le fait d’être surdoué, avait empiré ce décalage permanent. S’il avait été plus rustre, s’il avait ri des horribles mœurs et manières des individus communs, sans trop approfondir, il se serait dégotté un boulot misérable, et s’en serait satisfait.

Las, son tempérament mélancolique et ses inclinations le rapprochaient davantage de Louis Lambert que de Coluche, et il ne pouvait même comprendre la trivialité dominante.

 

Ainsi en avait-il contre la démocratie. Il est entendu que la démocratie est le triomphe de la majorité, donc de la médiocrité, ce qui explique les succès d’hommes comme d’Ormesson, Eckart Tollé, le Dalaï Lama, Paulo Coelho, Laurent Gounelle, Frédéric Lenoir, Christophe André et tant d’autres, mais son intérêt principal est qu’elle permet aux gens médiocres de s’exprimer. En réalité, même cette expression est frustrée et le faible épanouissement de l’homme moyen ne compense pas le sacrifice de l’homme supérieur.

 

Brian pensait, contre Bourdieu, qu’avoir conscience de son aliénation sans pouvoir sortir de son esclavage accroissait la souffrance. Si l’alternative, c’est le suicide ou l’esclavage, le suicide ou des emplois précaires et abrutissants, le fait d’être lucide aggrave la situation.

D’ailleurs, s’il était reconnaissant à Bourdieu d’avoir exposé clairement la reproduction sociale des inégalités, et montré que la plupart des bons élèves paraient ce qu’il avaient acquis par privilège des attributs d’une supériorité innée, ontologique, le but de ce dévoilement s’était fourvoyé.

Que le grand nombre s’élève, ait accès à Spinoza, Proust et Dostoïevski, voilà qui était noble, que les héritiers se complaisent des pitreries vulgaires d’un manchot, des faits divers, ou d’un animateur versant des nouilles dans le slip d’un de ses chroniqueurs ou s’exhibant nu sur les panneaux publicitaires, c’était en deça du pitoyable. Que dire de toutes ces émissions TV et radios plus débiles les unes que les autres, et pourtant plébiscitées ? Comment en était-on arrivé là ?

Brian avait encore récemment entendu un acteur populaire qui louait un ancien film dans lequel il avait joué, aux fabuleuses répliques, dont celle-ci : « Pour être aussi con, t’as pris des cours du soir ». Mais même en primaire, ce genre de platitudes ne faisait pas rire Brian. A huit ans, il était déjà plus profond, plus intérieur, plus complexe que la masse écrasante des hommes mûrs. Et c’était une différence qualitative pénible, plus aisé à surmonter s’il était né rentier.

 

Enfin, à l’inverse d’Annie Ernaux qui se croyait encore immortelle à 60 ans, il avait éprouvé l’expérience Tolstoïenne, Heidegerienne très jeune, et il se savait, se sentait mortel. Cette révélation est très éprouvante, en ce qu’on est forcé de réinterroger toutes ces pratiques, de réévaluer l’investissement de son énergie limitée, et qu’on ne peut que se concentrer sur l’essentiel. Ainsi, Brian ne pouvait par exemple plus lire, depuis bien longtemps, de bandes dessinées ou de polars, comme il s’y prêtait autrefois, comme s’il avait alors tout son temps. Le temps était compté, et il ne voulait, ni ne pouvait l’oublier. Peut-être ainsi quand la mort approcherait, pourrait-il dire comme Jean Rochefort qu’il n’avait cessé d’y penser, d’être obsédé par elle, mais une fois parvenu au terme, que ça n’était plus tellement effrayant, ni important.

 

Cette révélation posait aussi problème pour l’emploi. Comme les anciens militaires qui, après la guerre, ont du mal à s’adapter, qui n’ont plus goût à rien et ne peuvent retrouver des habitudes qui ont perdu tout leur sens, Brian ne pouvait sans difficulté refouler l’impression que si la mort le prenait là, en train de décharger des caisses, de laver des couverts, d’inventorier des articles, de ramasser des pommes, eh bien ça n’avait pas de sens, et toute sa vie était vaine. Il lui fallait quelque chose de plus grandiose. Il en avait besoin. Et d’une mort qui, si elle fauchait là, dans une activité, ne l’aurait pas blessée comme de l’absurde sur de l’absurde, mais le prendrait là où il n’y aurait pas de regrets d’y interrompre sa vie.

Et puis, il était sorti du « on » avec grande difficulté. Il était un « je » encore bancal, et le travail dans son conformisme menaçait son « je » si péniblement conquis d’un retour à la grégarité impersonnelle et lâche.

Et redevenir un « on », un esclave, se renier, c’était recommencer à zéro dans un retour vers la négation, intolérable création destructrice pour qui avait déjà recommencé à zéro vers l’affirmation après l’armée. Pour la synthèse, les forces lui manqueraient.

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