Comme Zorba, Brian dansait. Il dansait, même, pratiquement tous les jours. Après tant de violences et de combats, il rattrapait le temps perdu à ne pas danser. Souvent, il désirait s’y mettre une demie heure, et il durait trois, quatre heures, en continu. Il s’arrêtait avec difficulté, car quand il dansait, il était bien.
Brian aurait aimé dissiper quelques malentendus avec des filles, des femmes rencontrées.
Il y avait eu tant de ratés.
Cette arabe, au Collège, dont il avait frappé un copain, parce qu’il l’interdisait de tricher sur lui. Le gars avait été secoué, le coup de tête reçu lui avait fait cogner un pilier, ce qui n’était pas prévu. Brian avait eu peur, la bagarre de trop. L’autre était traumatisé, secoué de spasmes. Plus de peur que de mal. Le pire, c’est que Brian avait davantage pensé à lui, aux conséquences de son acte pour lui, la prison, et pas au type qu’il avait agressé. Il y pensait avec remords. Et à tous les gens qu’il avait cognés autrefois, soit pas rage, soit pour amuser la galerie, exister aux yeux des autres, puis se conformer à l’image pour laquelle il se croyait apprécier, pour laquelle il était valorisé, préférable au néant dont il sortait. Alors, cette arabe, qu’il aimait, lui en avait voulu, et bien qu’il la faisait rire parfois, il n’avait pas pu réellement la connaître, en être intime.
Il y avait toutes ces filles qui lui sautaient littéralement dessus, et qu’il n’avait pas su accueillir. Il repensait souvent à cette charmante blonde, quand il était en cinquième, que tout le Collège courtisait. Il se croyait laid, et son narcissisme enfla lorsqu’il comprit qu’elle le désirait. Le frère de cette fille était venu le chercher et le questionner. Lui, manquait tellement de confiance en lui, qu’il voulait être sûr, certain de la non ambivalence de ses signes. Alors il repoussait, fuyait même, car la proximité l’angoissait. Elle se jeta à son cou et l’embrassa, lui fit un jour des gestes de la main à l’autre bout de la cour, un va et vient entre elle et lui, mais il doutait toujours, ne pouvant comprendre qu’il puisse être aimé, et repoussait au lendemain. Il priait Dieu de la lui donner. Il la lui donna, mais Brian ne put, ne sut en profiter. Il eut l’intuition, lors de la kermesse de fin d’année, qu’il lui fallait absolument la trouver et se déclarer, que son destin s’en trouverait changé. Il ne la vit pas. L’année suivante, elle lui demanda s’il voulait sortir avec elle, il ne répondit rien, il pensait à une autre Un collégien lui dit que c’était la chance de sa vie. Il ne la saisit pas.
Il y avait cette brune de type espagnole, très jolie, qui le courtisait, en quatrième. Les autres filles lui disaient qu’elle n’avait aucune chance avec Brian, qu’il était indifférent. Elle le regardait, se penchait vers lui. En fait, Brian n’était pas indifférent.. Il ne pouvait s’exprimer, manifester ses émotions.
Il y avait cette rouquine rebelle, un peu punk, sensuelle, quand il était en troisième. Elle ne l’aimait pas, mais elle éprouvait de l’affection, une sympathie pour lui. Il avait été étonné qu’elle sache ses sentiments à son égard. Elle lui avait répondu que c’était évident avec son prénom marqué au cutter sur son bras.
Un jour, à l’internat, dans une salle où ils étaient censés réviser leurs leçons, il dit au pion qu’il devait chercher des livres dans une salle de classe. Le voyant se saisir d’un cutter, elle fut prise de panique, crut qu’il allait se suicider, et courut à toute vitesse le retrouver. Elle arriva, essouflée. Mais l’histoire tourna mal. Un des copains internes de Brian en fit une interprétation grandiloquente. Brian surenchérit et surjoua la scène, pour le faire rire, forçant sur le mime avec humour et dérision. Son camarade rapporta la scène à la keupon, qui crut qu’il s’en était moqué. Elle lui en voulut. Las, il est vrai qu’il désirait capter son attention, mais parce qu’il souffrait vraiment de son manque d’amour pour lui.
Et puis, cette jeune femme, lors du mariage de la cousine de Brian. Il en était tombé raide dingue, impossible d’en détacher le regard, malgré ses efforts, comme absorbé. Elle était venue le chercher, lui avait posé le bras sur l’épaule pour danser. Il ne s’était pas levé. Quand le DJ avait demandé s’il y avait des célibataires dans la salle, elle avait levé le bras. Pas lui. Il lui avait envoyé une lettre quelques jours après, et comme il craignait que l’amour pour elle cesse après la perte du besoin de l’aimer elle, il avait, pour contrer Proust, crée un stratagème, s’autopersuadant qu’il était naturel de cesser de l’aimer avec l’éloignement, mais qu’elle était la femme qui réveillerait la flamme dès qu’il la retrouverait. Elle fut toute étonnée de la lettre, et quand il put l’avoir d’une cabine téléphonique, elle lui répondit : « mais tu ne m’as pas parlé de toute la soirée ! »
Il repensait à cette jolie lycéenne avec qui on lui avait rapporté que c’était ok, qu’elle était intéressée par lui. Elle l’avait invité à rejoindre un groupe d’amis. Un jour, elle s’assit en face de lui et lui dit en souriant qu’il était froid. Il lui dit que oui, c’était pas sa faute, il était comme ça. Il aurait pu faire de l’humour, répondre qu’il n’était pas si froid que ça, mais non, il ne vit rien.
Et puis, une asiatique, dans un resto U, dont il était tombé instantanément amoureux. Il fut foudroyé. Elle était devenue la vie pour lui. Pourquoi ne s’était-il pas levé pour lui parler ?
Et ces étudiantes qui le sollicitaient, lui prêtaient leurs cours. L’une d’elle, mignonne petite brune typée espagnole, lui demanda s’il prendrait son numéro si elle le lui donnait. Il ne réagit pas. Elle lui enlaca le visage lors d’une soirée de musique traditionnelle et il en fut flatté mais s’en détourna. Combien il le regrettait à présent.
Et toutes celles qui ne comprenaient pas sa froideur, sa distance, son côté Harry Haller, qui l’invitaient dans leur chambre, lui prêtaient leurs affaires, le sollicitaient et ne recevaient rien en retour, parce qu’il ne pouvait concevoir que ça lui était adressé à lui, que c’était réel, qu’on pouvait désirer l’homme qu’il était, et ne pouvant s’en persuader, il doutait. Quand elles insistaient pour qu’il passe chez elles, il se voulait gentleman et prétextait qu’il ne voulait pas les déranger. Et toutes les fois ou il avait répondu à côté, ou il s’était comporté à côté. Il se souvenait de cette coréenne, une peintre, à qui il avait parlé d’Im Kwon Taek, et clamé son amour pour Kim Ki Duk. Elle lui avait dit qu’elle exposait à New York. Etait-ce vrai, ou pour attirer son attention ? Elle l’avait invité à danser à plusieurs reprises, et il avait décliné. Elle lui avait dit qu’il était gentil, et il lui avait dit que non, prenant comme une insulte ce qui, dans la bouche d’une coréenne, avait une toute autre signification. Et il ne lui avait pas montré qu’elle lui plaisait, ne lui avait pas exprimé, n’avait pas demandé son numéro. Comme il le regrettait à présent !
Et des souvenirs de ce type, il en avait des dizaines, accosté à tous les âges, un peu moins désormais faute d’occasions. A l‘inverse du cliché, la femme proposait, et il n’avait qu’à disposer, mais il ne disposait pas hélas, il laissait couler.
Un de ses regrets les plus douloureux concerne sa tutrice de philo, quand il était en première année. Il s’en défendait mais il l’aimait. Ils avaient des conversations sur la philosophie, la littérature. Ils se promenaient ensemble. Elle l’avait invité chez elle, avec ses coloc. Elle aussi lui avait fait visiter sa chambre. C’était, en fait, la première véritable amie de Brian. Il était juste bien avec elle. Un peu avant Noël, elle était venue lui dire à quel point elle était contente d’une soirée passée ensemble. Ils parlaient de Dosto, Stendhal, Hesse, de Kitano, de profs, de potins. Et puis, Brian eut l’idée d’aller la voir avant les fêtes pour lui exprimer sa gratitude. Il prit sur lui, fuma quelques cigarettes, sonna, anxieux, et gravit les escaliers menant à son appartement. Elle le reçut sur le seuil, froide. Elle était avec d’autres personnes. Il eut l’impression qu’ils avaient parié sur combien de temps il tiendrait avant de déclarer sa flamme. Il se sentait humilié. Il bafouilla et partit. Les jours suivants, il avait l’impression qu’il allait s’effondrer dans les rues, tomber à genoux, comme Nietzsche sur lequel elle avait fait son mémoire. Il se retira dans un monastère à Ligugé pour supporter l’épreuve, et préparer les examens de la rentrée. Lorsqu’il fut de retour, sur le campus, elle chercha à renouer avec lui, plusieurs fois, le loua de ses brillants résultat, lui sourit, mais il se ferma complètement. Et il perdit la seule vraie amie qu’il ait eu à ce jour. Il tenta, deux années après, de renouer le contact. Il prit le prétexte d’une lettre qu’il écrivait pour une membre de l’association Teilhardienne, et lui proposa de la relire, elle seule pouvant l’aider à la corriger. Elle lui dit qu’elle était très bien écrite, et lui demanda ce qu’il voulait. Il ne pavint pas à lui dire. Après coup, il aurait aimé lui confier qu’il n’était pas un étudiant ordinaire, qu’il avait été maltraité, puis bouc émissaire mutique, harcelé comme Elephant man par les autres enfants, bloqué par un excès d’émotivité, et que ça avait duré jusqu’au Collège, puis qu’il s’était exprimé par la violence, qu’il y avait trouvé une place, mais qu’il passait pour un abruti et ne parvenait toujours pas à s’affirmer vraiment, qu’il avait redoublé quatrième et troisième, été placé en maison de correction, qu’il avait été viré du Bep de compta ou il lisait Balzac et tentait de comprendre, fasciné, la négation du vouloir vivre, puis replacé en institution, qu’il avait voulu faire la légion, s’était fourvoyé chez les paras puis en infanterie de marine, que lorsque les autres jeunes flirtaient, il luttait pour survivre, dans le froid, au trou, couché sur de la pierre, seul et sans espoir, entouré de brutes bornées qui le méprisaient et cherchaient à le détruire, qu’il avait été à la marge de la marge, qu’il avait connu beaucoup plus de violence que d’affection, qu’elle était sa première amie et qu’il ne savait pas y faire, qu’il n’avait jamais embrassé ni serré une femme dans ses bras, que la vie d’Antoine Doinel, c’était luxe, calme et volupté comparée à la sienne.
Mais il n’avait rien dit. Il en était incapable à l’époque. Et quand ils se revirent, 3 ans après, dans un monoprix, elle fut mal à l’aise, comme touchée, et c’est elle qui le fuit.