Laurent Jolloré, grand patron et abrutisseur des masses archétypal, devait animer un séminaire pour motiver ses troupes, en Bretagne, région dont il était originaire. Quelques bouffons vulgaires, dont un manchot, un chti, devaient l’accompagner lors de ce raout. Il ferait l’éloge de son ancien protégé, tué par on ne savait qui, mais « ils allaient payer ces salauds » qui descendirent ce brave Hamdoulah.
Brian, issu de la Bretagne Nord, se dit que c’était le moment pour s’occuper de cette ordure. Il alla à la rencontre du Monstre, car il voulait que celui-ci, en plus de son aide, puisse s’amuser. Il lui lâcherait la bride. Cheminant à travers bois, il alla le trouver, impérial et fou, tordu et serein dans son étrangeté. Vieux camarades de maison de correction, ils n’avaient pas à parler pour évaluer les souffrances subies et se comprendre. Ils se rejoignaient sur leur détestation de l’humain, mais les retenues qui restreignaient Brian, parce que même privé de « témoin secourable » jeune, il avait rencontré quelques personnes dignes et attentionnées, le Monstre n’en éprouvait pas le poids et les tabous.
Il avait manqué de tout, et son mépris pour les hommes était si prononcé qu’il n’avait pas l’envie ou le besoin de les réformer. Ni de les exterminer d’ailleurs. Il les ignorait, la plupart du temps. Il suivait sa voie, indifférent. Et ne s’en souciait que s’ils entravaient ses désirs et menaçaient sa façon de vivre.
Quelque part, Brian était plus dangereux, un pied encore dans l’humain, trop pris par ses affects pour se débarrasser d’un passé encombrant. Il était comme ces fanatiques révolutionnaires, ne supportant pas l’ignominie humaine et voulant forcer l’idéal, ayant trop éprouvé en lui-même les bassesses et l’hypocrisie effroyable de l’homme pour envisager une évolution intime parallèle.
Tout à la fois incapable de s’intégrer parce que ne désirant pas l’intégration, ne partageant rien avec ce monde faux, et souffrant de cette exclusion volontaire.
Le Monstre était bien plus équilibré, dans la résolution propre de ses conflits. Il n’était pas beau, juste impressionnant, avec un visage intimidant, et un physique dégageant une impression de force extraordinaire, comme on imagine celui de Frankenstein.
A vrai dire, Brian était le seul homme dont il acceptait la compagnie, parce que même en maison de correction, il n’était pas comme les autres, étrange, à la fois violent et attentionné, préoccupé de littérature autant que de combats. Il était une exception, et une énigme pour le Monstre, et le seul qu’alors, il craignait. Il ne le craignait plus à présent. Brian était très fort, mais ses compétences physiologiques restaient dans la norme. Lui en sortait.
Brian avait besoin de lui, pour tuer un type qu’il n’aimait pas, et sans doute, quelques personnes dans son entourage. Soit. Ca ne l’intéressait pas, mais il l’aiderait, et anéantirait ces types. Et même, puisqu'il en était ainsi, leur ferait-il pire que les traitements infligés par les cartels mexicains à leurs ennemis. Il s’amuserait.
Il leur restait dix jours pour planifier, préparer. Ce type, Jolloré, devait être protégé par une flopée de gardes rapprochés. Son séjour serait court. Même s’il disposait d’une villa là-bas, il y séjournait rarement. Il ne resterait que pour le show en soirée, et repartirait le lendemain, après sa ballade habituelle sur les falaises qui longeaient la mer. C’est là qu’il fallait agir.
Les rituels ont du bon, même pour les assassins.
Le seul hic, c’est qu’après avoir sauté en parachute et affronté les montagnes à l’armée, Brian avait développé, progressivement, un vertige sclérosant, une véritable phobie du vide. A chaque fois qu’il devait côtoyer les abymes, franchir un pont, l’angoisse le prenait, et il perdait une partie de ses capacités. Peut-être le symptôme déplacé d’un trauma méconnu, ou tout simplement le conflit éprouvant entre l’envie et la possibilité d’en finir brutalement avec la vie, et des résistances psychiques et corporelles à cette fin brutale et sans appel.
Ca allait être périlleux de rester lucide sur ces hauteurs surplombant la mer et d’agir avec efficacité tout en ayant le cerveau et l’esprit figés par la peur. Il perdrait une bonne partie de ses facultés, comme lorsque, au centre de l’attention, se sentant regardé, le jugement et l’évaluation pressentis, supposés, le paralysaient et le plongeaient en état de sidération, d’hébétude.
Peut-être, s’il triomphait de ses peurs, se libérerait-il à la même occasion de ses liens si forts et empoisonnés, et n’éprouverait-il plus alors le besoin, une fois son moi assuré et incontestable, d’éliminer des cibles dont la bêtise et la vulgarité, en même temps qu’elles salissaient le monde, lui donnaient l’impression de le contaminer lui-même?