Brian subit le contrecoup. Parfois, il était submergé par la tristesse, un désespoir absolu. Il butait sur l’horreur de la condition humaine. La conscience individuelle était précédée d’un néant infini, et suivi d’un néant infini. L’homme n’était rien pour l’Univers. Et pourtant, les spécificités de sa situation lui infligeaient une intensité de souffrance atroce, absolument atroce. Et il résistait, dans l’espoir que la vie lui offrirait un jour une possibilité de bonheur. La même conscience qui lui causait une souffrance intolérable, lui interdisait, par la lucidité qu’elle lui conférait sur sa fin, de s’en échapper.
Brian était effondré, aussi, par la fin de ses illusions sur Clara. Il y pensait depuis cinq, six mois. Des femmes venaient vers lui mais il ne comprenait pas pourquoi elle, elle précisément, l’avait rejeté. Un rejet radical. Elle ne l’avait pas jugé digne de son amitié, de la moindre conversation, elle ne l’avait pas trouvé intéressant. Et pourtant, elle était en quête de profondeur, et il était profond, si profond qu’il en était inadapté. Trop profond ? Ils avaient de nombreux points communs, des centres d’intérêt similaires. Vraiment c’était un coup dur pour lui. Elle avait réactivé son sentiment d’abandon.
Quand sa tristesse était intolérable, ou lorsqu’il était assailli d’images effroyables, il avait parfois recours à un stratagème. Il s’allongeait et se transformait en pierre, en végétal. Il tentait de tuer à la racine tout mot, toute image, de ne pas les laisser apparaître, d’être un vide total. Et il souffrait moins ainsi. A nouveau complètement perdu, il désirait reprendre les exercices de méditation. Il s’éloignait des préoccupations du transhumanisme. Il désirait former comme une ligne de vengeurs, se mettre en relation avec des individus exceptionnels, et œuvrer contre le mal.
Le problème, c’est de s’identifier à des rôles, rôles nécessaires à certaines époques de sa vie, et d’être prisonnier de ses identifications. Alors, on se perd dans des constructions qui ne sont pas le vrai soi. Et ce n’est pas se perdre vraiment pour se trouver. C’est encore plonger dans l’illusion. La violence qui avait suivi Brian partout, et qui lui avait permis de s’affirmer, une part de lui n’en voulait plus, n’y correspondait pas, mais une certaine partie en dépendait. On le voyait, malheureusement, encore comme ça. Il était estimé pour ce dont il voulait se débarrasser. Mais il ne savait pas ce qu’il y avait derrière, ni comment se protéger sans cette carapace. Il aurait aimé prendre une autre identité, aller dans un pays où personne ne le connaissait, et se libérer complètement du passé. Hélas, partout où il allait, la violence le rattrapait. Il en était en partie responsable. Il entretenait cette image en se dévoilant. Mais comment se taire, avec le besoin d’expression qui le minait ? Comme l’écrit Tchouang Tseu, il faut conserver le ressort de l’action en soi. Il se demandait si la thérapie qu’il suivait, comme Tony Soprano, ne l’avait pas encore rendu plus violent, s’il était encore sauvable en somme. Comme il aurait aimé être de ces tribus primitives asiatiques, avec une place naturellement assignée, voué aux tâches utiles à la survie de la communauté, concentrée sur l’action et la contemplation, jamais vraiment seul, sans livres à analyser, une vie simple et sociable. Etait-il possible de se convertir, de fuir le monde Occidental, et tel un héros de Conrad, de refaire sa vie, de tout recommencer ailleurs, de vivre dans un perpétuel présent, sans regrets ni remords ? Ou bien la violence, comme Lord Jim, le suivrait toujours, quelques soient ses réussites ?