Brian entendit parler de la fugue d’une personne âgée d’un foyer de vie. L’emploi du mot fugue, infantilisant, lui parût totalement inapproprié. Et puis, jamais on n’a à enfermer des êtres humains dans un « foyer de vie », expression pitoyable s’il en est, ou institution quelconque. Cet homme a eu une saine réaction. D’ailleurs, il a dit qu’il avait besoin de faire le point, de se ressourcer, signe de lucidité. Et que risquait-il ? La mort est de toute façon préférable au fait de ne pas avoir prise sur sa vie, de la voir diriger par un autre, le pire des sorts. Société infâme, là encore, qui enferme toute personne qui ne répond pas totalement aux normes. Qu’on les laisse libre de leurs désirs et de leurs mouvements, quels que soient les risques encourus ! Un taureau sauvage qui meurt à la Corrida plutôt qu’un bœuf castré mené à l’abattoir !
De même, il avait été choqué par un reportage ou des aides-soignantes en EHPAD, apparemment bienveillantes et pleines de bonne volonté, infantilisaient les vieillards et parlaient d’eux comme s’ils n’étaient pas là, alors même qu’ils étaient là, comme s’ils n’existaient pas, et c’était, pour employer une formule de Arendt, la banalité de la maltraitance, dans toute son horreur.
On dit que l’argent ne fait pas le bonheur. En fait ne pas vivre de rentes, c’est être esclave, condamné à travailler, donc ne pas être libre, maître de son temps. Etre enchaîné à un travail détesté, puis mourir ! Seules les religions et les hallucinés des arrières mondes permettent d’entretenir cela. Si les hommes savaient, -ils sont dans l’ensemble bien trop lâches pour savoir- ils se réveilleraient dès maintenant.
Aux infos, il entendit qu’un type qui avait braqué une épicerie pour problèmes financiers serait condamné par une peine conséquente. Mais, selon l’avis de Brian, il n’avait même pas à être poursuivi. Il ne braquait pas pour s’enrichir illégalement (encore que là aussi, il n’y ait pas de raison pour que le pauvre par héritage n’ait pas accès par la force à la richesse par héritage) mais par nécessité. Que faire d’autres quand on n’a ni ressources ni moyens d’en obtenir ? Il faut bien manger, se soigner, vivre… Et le devoir de l’Etat est d’assurer un travail à ses membres. S’il ne le fait pas, braquer est tout à fait légitime.
Brian s’interrogeait aussi sur le spleen, le désespoir propre aux lettrés, aux intellectuels. Plus on savait, plus on lisait, plus se posait la question du pourquoi, du sens de tout ce travail. Un type qui ne sait rien n’a rien à perdre, et il n’a pas fait d’efforts colossaux pour emmagasiner des connaissances dont il pourrait douter du sens. Mais un bosseur dont un avc ou la mort peut supprimer tout le savoir accumulé en un instant ne peut que se dire, de temps en temps, à quoi bon tout ce travail, ces millions d’idées brassées qui ne le rendent pas plus heureux, lui compliquent la vie, et l’isolent ? Peut-être est-ce une réponse à un besoin profond pour une nature singulière. Tout de même. Les grands écrivains et artistes sont beaucoup plus préoccupés de la question du sens, beaucoup plus désabusés, beaucoup plus tentés par le suicide que les individus ordinaires, la majorité des hommes.
De qui pouvait-on vouloir la reconnaissance quand on était un vrai écrivain ? Des politiques, qui n’y connaissent rien, des industriels ? Certainement pas. Des grands bourgeois incultes ? Non plus. Des grands intellectuels ? Pas nécessairement. Des pairs, des authentiques passionnés ? Peut-être davantage. Mais de toute façon ça ne réglait pas le problème de la quête de reconnaissance. C’était perdu d’avance, une quête sans issue. Il y avait une forme de maladie là-dedans, vouloir absolument être reconnu comme une intériorité autonome, avec ses propres idées, et avoir un besoin permanent et pathologique d’expression pour s’assurer cette reconnaissance, se rassurer par la validation des autres. Comment guérir de ça ? C’était bien une forme de maladie.