Plus Brian plongeait dans les bouquins de psycho, plus il se rendait compte de ce qui lui avait manqué enfant, de ce qui l’avait blessé. Qu’il s’agisse de son hospitalisation bébé, ou il s’était laissé mourir de faim avant d’être récupéré par sa famille, du mode d’attachement insécure, des injonctions et messages contradictoires, il se dit qu’il n’avait pas développé les réseaux neuronaux qui lui permettraient une socialisation correcte. Il lui fallait reconfigurer son cablage neuronal. Jamais il n’avait fêté son anniversaire avec des amis par exemple, il n’en avait pas l’habitude, et il ne comprenait pas nombre de réactions, de comportements, d’expressions dites normales. Il était devenu une sorte de « Loup Larsen », de capitaine Nemo, nihiliste actif, dangereux misanthrope, qui cherchait à s’éloigner des hommes, en haïssait le conformisme, la bêtise, et la violence, qui préférait la compagnie des animaux, mais qui, lucide, s’apercevait qu’il était vain de vivre seul, et qu’on ne pouvait être homme sans contact avec l’humanité, sans amitiés. Mais, sans cesse, il était ramené à la violence. Il avait fait connaissance avec un ancien guerrier tamoul à qui on avait sectionné des nerfs de la jambe droite, et qui, ancien sportif, peinait à marcher. La lecture de « Petit pays », de Gaël Faye, avec les horreurs perpétrés au Rwanda, au Burundi, n’avait fait que conforter ses préjugés anti humanistes.
Qu’observe-t’on, au juste, de pire dans le comportement des animaux ? Des symbioses violentes, annihilatrices d’individualités, des chats qui jouent avec la souris, des orques qui se servent des phoques comme de ballons, des singes stratèges et lyncheurs, des lions qui tuent les petits des lionnes, des morses qui dévorent des morses plus jeunes… Certes, c’est déjà assez atroce, une guerre incessante, comme l’écrit Schopenhauer, autant que l’harmonieuse coopération sélective des romantiques et des écolo. Comme l’écrit Jim Harrison, la nature n’a rien de la vision qu’en ont les idéalistes. Mais ce n’est encore rien par rapport à la violence, aux perversions enrobées de bonne conscience, à la puissance de destruction humaine. Comme l’avait lu Brian dans une chronique littéraire, si un homme prenait au sérieux les titres des journaux, il ne lui resterait rien à faire que sortir dans la rue et hurler.
Mais il y a la danse.
Sans la musique et les chiens, la vie serait une erreur, écrit Schopenhauer. Sans la danse, la vie serait une erreur, comme l’écrit Nietzsche, sorte de loup des steppes emmuré, qui, peut-être, n’a jamais dansé. Sans la pêche, le vin et les chiens, la vie serait une erreur comme l’écrit Harrison. Oui, sans le vin, les chiens, les ramen, les hippopotames, les éléphants et les crocodiles, la littérature et la danse, la vie serait une erreur, aurait pu surenchérir Brian. Et sans les femmes, aussi.
Et il y avait justement ces bouquins, qui venaient de sortir. « Danser, une philosophie » de Julia Beauquel, et «Faites danser votre cerveau », de la neurobiologiste Lucy Vincent, de bons motifs pour persévérer dans l’existence. Mihaly Csikszentmihalyi, comme Robert H Frank, écrivent que dans la vie, il faut trouver ce pour quoi on est fait, comme Bill Gates pour l’ordinateur, ce que l’on aime vraiment faire, et poursuivre en cette voie, devenir un expert en sa discipline, et alors on est dans le « flow ». Et les deux choses que maîtrisait Brian, c’étaient l’écriture, et le mouvement. Il était un penseur de la complexité, comme Edgar Morin, mais beaucoup moins structuré que lui, plus épars. Et il était, comme Ueshiba, ou Nijinsky, un Dieu du mouvement, un demi-Dieu pour être plus exact. Il avait le truc pour ça. Après avoir éliminé tant de gens, après la destruction, il créerait peut-être une thérapie par le mouvement, ou avec le mouvement comme source. La phase créatrice.