« Les plus désespérés sont les chants les plus beaux
Et j’en connais d’immortels qui sont de purs sanglots »
Musset
Cyrulnik explique que le vécu subjectif des trauma n’est pas nécessairement en adéquation avec la gravité des faits objectifs. Une citation : « Quand le fracas vient de loin, d’une armée étrangère, d’un groupe d’hommes armés, d’une catastrophe naturelle ou d’une maladie, c’est le contexte et le temps qui attribuent un sens à l’événement, nous permettant d’affronter l’épreuve et de la changer. Mais quand l’agression vient de ceux qu’on aime, le travail de métamorphose est bien plus difficile. »
Brian n’aurait pas dû survivre, et il avait survécu. Pourquoi ? Il n’était pas heureux. « Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux », écrivait Camus. Et il avait tant étudié ! Comme Balzac, comme London, nuit et jour plongé dans différents domaines du savoir, philo, littérature, sciences humaines, sciences naturelles, arts, spiritualité. Pourquoi ? Il lui manquait l’essentiel. L’essentiel lui avait toujours manqué. Il n’aimait pas beaucoup Saint-Paul mais la citation issue des Corinthiens touchait juste : « J’ai beau avoir toute la science, si je n’ai pas l’amour, je n’ai rien ». Il se sentait si différent, si décalé. Avec qui parler de ce qui le passionnait, l’obsédait ? Terrible sentiment de solitude, de plus en plus oppressant. Et plus il se socialisait, plus paradoxalement, il souffrait d’isolement, moins il supportait son état. La question pour lui, ce n’était pas comment rejoindre le monde, mais comment rejoindre les gens ? Et toujours, seul, ses doutes sur lui-même qui le minaient, ses images violentes issues du passé qui le submergeaient, et il se demandait « suis-je idiot, suis-je débile ? Comment résister aux futures agressions inhérentes aux relations sociales autrement que par l’évitement ? Si je ne trouve pas mes mots, des réponses adéquates, serais-je le bouc émissaire, l’imbécile du groupe ? Et si je ne le suis pas, pourquoi ai-je été traité comme ça par le passé, ai-je été si violemment rejeté, méprisé ? » Immense faille. Il aspirait à rencontrer une femme plus âgée, protectrice et bienveillante comme Esther au début de « Daniel Stein, interprète » de Ludmila Oulitskaïa, qui aurait pu lui donner les assises narcissiques qui lui manquaient. Tout le contraire de Madame Hanska. Il n’était pas, comme Balzac, attiré avant tout par l’ambition et mu par la vanité qui poussait celui-ci vers des femmes essentiellement riches et nobles. Ce qu’il voulait, c’était être apprécié et compris, reconnu et aimé par une femme ayant de la profondeur, à même d’en guérir les blessures les plus indéracinables. Il voulait être sauvé, en somme, sauvé par l’amour et les attentions d’une femme capable de cet exploit. Comme Tim Guénard dans « Plus fort que la haine », il aspirait, enfant, à rencontrer une mère comme celle de « Rémi sans famille ». Plus tard, comme Elephant man, c’est l’actrice attentive et humaine (jouée par Anne Bancroft) avec laquelle celui-ci pouvait enfin s’exprimer, montrer son goût pour la littérature, dévoiler son raffinement et son extrême sensibilité, être partiellement reconnu, qu’il désirait. C’était Hélène Grimaud, avec laquelle il aurait aimé parler du « Loup des steppes », de Dostoïevski, des obsessions pour la symétrie, une femme avec une intelligence, une sensibilité, une culture, une attention particulière. Et quand, très rarement, il rencontrait ce genre de femmes, le retour à sa solitude était épouvantable à vivre. Il prenait davantage conscience de ce qui lui manquait, à quel point ça lui manquait. Et pourtant, il avait connu pire situation. Enfant, adolescent, en centre fermé, à l’armée, et plus tard, il était encore plus seul.. Aucun interlocuteur valable, aucun témoin secourable à l’époque, juste quelques contacts, de temps en temps. Mais pour se faire reconnaître pour ce qu’il était, que d’efforts, que de luttes, que de chemins infructueux ! Quelle terrible épreuve, quelle terrible vie ! Une vie sans joie, solitaire, bordée par deux néants infinis, et dans laquelle, telle une fourmi menacée, il continuait de se battre, d’un combat absurde et vain, pour rien. Au-delà des forces d’un humain normal était l’abandon qu’il avait dû supporter, et supportait encore, cette solitude si difficile à rompre. Et dire que s’il avait été une brute, tout aurait été plus simple, malgré les épreuves. Pourquoi n’y avait-il pas une Alice Miller pour l’aider dans son entourage, une femme expérimentée comprenant tout cela, un contact réel, vivant, pas seulement confiné dans les livres et théorique, mais charnel et affectueux ? De la chaleur humaine, c’est ce dont il avait le plus besoin ! De l’amour. C’est peut-être pourquoi il s’entendait si bien avec les chiens, était si réceptif à leur détresse. Il était comme eux, un chien apparemment agressif, enchaîné ou enfermé toute la journée, qui ne désirait qu’avoir son lot d’affection en ce monde, et terriblement triste parce qu’il en était dépourvu.