Un des méfaits de la sociologie.
Bourdieu a eu raison de montrer que l’école reproduisait les inégalités sociales, et stigmatisait les enfants de classes entières de population, moins adaptées, préparées aux normes, aux exigences qu’elle prône. Il a eu raison de montrer que les classes sociales favorisées se parent d’une différence intrinsèque, de qualités d’être qui sont de l’ordre de l’acquis et de l’héritage culturel, et non de l’innée. Certes, mais cette prise de conscience a eu l’effet inverse de ce qu’il fallait faire. Plutôt qu’élever les classes populaires à la compréhension de Dostoïevski ou Spinoza, c’est le niveau global de l’élite qui a considérablement diminué. On s’étonne que le QI baisse quand les gens sont abrutis par des émissions, des spectacles, des films plus vulgaires et grotesques les uns que les autres. Bourdieu a conduit au triomphe de la société de consommation, du spectacle, de la culture de masse, tout l’inverse de la direction souhaitée par Pasolini. Société de transparence absurde, où la médiocrité, la banal, le conformisme, l’anti-intellectualisme, le « tout se vaut » domine les mœurs et les manières. Conception complètement pervertie de l’égalitarisme. On a même des présidents, des ministres qui, pour plaire, louent ses divertissements. Je n’en voudrais pas pour tapis sur lesquels m’essuyer les pieds. C’est un des pièges de la démocratie, cette emprise des opinions, des goûts de la majorité.
En effet, beaucoup de sociologues, à la suite de Bourdieu, n’analysent les créations culturelles, les pratiques culturelles, que comme des moyens de de distinction, de différenciation. Lecture paranoïaque du monde. On ne pourrait fréquenter les musées, écouter du classique, voir des films d’auteur, que pour se valoriser socialement. J’ai pu lire un livre sur la « sociologie de la danse » où toutes les vocations étaient décortiquées, mais pas un mot sur la danse. Ainsi, ce qui est oublié par cette lecture sociologique du monde, c’est l’objet culturel lui-même, le tableau, le film, la mélodie, le spectacle, le livre. Et voir la création uniquement comme une production différenciante, c’est délégitimer la culture. Ainsi, j’ai pu lire que critiquer le tuning, ou certains goûts populaires, relèveraient du mépris de classe.
Exprimer l’idée que la plupart des émissions de télé, de radio, des films, des livres, sont du divertissement au mieux bêtes et assez inoffensifs, au pire effroyablement vulgaires et obscènes, ce serait donc inaudible parce que du mépris de classe. Terrible perversion de la gauche et du politiquement correct, qui fait regretter l’ancienne volonté politique et conservatrice d’élever le niveau culturel de la populace, par la force s’il le faut. Je donne entièrement raison à Finkielkraut sur ce plan. La démagogie conduit à des aberrations.
Et puis, ceci, contre Bourdieu là encore. Il est faux de prétendre que les individus des classes culturellement défavorisées souffrent de leur situation. D’abord parce qu’ils sont l’immense majorité, ensuite parce que la culture n’a jamais servi de réels moyens de légitimation mais seulement le vernis culturel. Qui parmi les petits bourgeois, les grands bourgeois, les aristocrates en effet, lisent, lisaient il y a trente, cinquante ans Balzac, Dosto, Schopenhauer ou Kant ? En fait, bien peu, cinq à dix pour cent peut-être. Donc, l’individu soi-disant opprimé culturellement ne souffre pas de sa situation. En effet, les amateurs de foot, de rugby, de voitures, de motos, de bricolage, de bowling, de billard, de pétanque, de best sellers, d’émissions et de films débiles et populaires sont des millions, des dizaines de millions, rien qu’en France. Ils se regroupent, s’entraident, ont des goûts communs, bref ils ne sont pas seuls. Mais les êtres réellement cultivés, qui connaissent en profondeur, ou ont un intérêt particulier, pour la littérature, la philosophie, les sciences, l’opéra par exemple, sont si peu nombreux que le désespoir lié à leur solitude, à leur particularité est abyssal. Et cette solitude pousse au suicide, à la misère les esprits les plus complexes, quand la plèbe vociférante, ignare et violente pullule. Et de génération en génération, on en arrive à cette imbécillité de masse où seuls quelques intellectuels et être d’exception émergent et survivent péniblement.