Une enquête menée par Réalités vient de nous apprendre comment les Français conçoivent le bonheur. La majorité d'entre eux le voient dans 1'absence de maladie, ce qui est une vue courte, mais saine. II n'y a rien à reprendre à ce bon sens-là.
12,7 % donnent à 1'amour la première place que 1,5 % seulement réservent a la famille ; cette contradiction apparente donne à penser. Enfin, et c'est là ce qui m'intéresse, 0,4%, c'est-à-dire quatre Français seulement sur mille, mettent la liberté au rang du bien suprême.
Naturellement, les enquêtes ne doivent pas être prises trop au sérieux. Elles enregistrent des réflexes, et non la réflexion. Mais enfin, devant la liberté, le réflexe de la France parait ici plutôt détendu. Le grand cri « La liberté ou la mort » semble s'éteindre parmi nous. Servitude et bonne santé, voilà le slogan de demain.
Pourquoi s'en étonner ? La liberté est la grande calomniée du XXe siècle. Bafouée par les uns, trahie par les autres, elle meurt au milieu d'un cercle de docteurs ricanants. La liberté pour quoi faire ? disait l'irremplacable Bernanos. Pour quoi faire, en effet ? Une valeur n'est vivante en société que par l’effort qu'elle exige pour équilibrer les devoirs et les devoirs qu’elle définit.
La société bourgeoise a refusé les devoirs de la liberté pour ne garder que ses jouissances. Elle a ainsi permis que la liberté prenne le visage du chômeur libre en effet de choisir son pont pour y dormir. La société révolutionnaire a refusé les droits à la liberté. Sous prétexte d’affranchir un jour tout le monde, elle a prétendu, aux applaudissements de nos intellectuels, asservir sans délai chacun. Elle a donné ainsi à la liberté le visage engageant du verrou.
Après cela, qui voudrait courir après cette amante en loque ou cette maîtresse en uniforme ? Personne, bien sûr. Mais, du même coup, les ennemis de la liberté se frottent les mains et parlent haut. Témoin cet étudiant allemand qui fait l’apologie des camps nazis en expliquant qu’il fallait que les libertés individuelles fussent bridées pour que la liberté de l’Allemagne soit assurée. Dix ans après que les crématoires se sont éteints, un intellectuel allemand se lève donc pour attiser encore les cendres.
Mais cet ignoble raisonnement n’est pas seulement ignoble parce qu’il réserve à l’Allemagne le droit de torturer et d’humilier. Il est ignoble dans sa forme même, et parce qu’il admet qu’une communauté, quelle qu’elle soit, et fût-elle universelle, a le droit de disposer de la liberté et de la dignité de millions d’hommes pour se préserver elle-même. C’est là ce qu’il faudra refuser jusqu’au bout. Seuls ceux qui soutiennent sans relâche ce refus ont le droit de s’indigner devant cette nouvelle et répugnante apologie. Ceux qui, si peu que ce soit, excusent l’institution concentrationnaire en Russie, et n’en réclament pas l’abolition inconditionnelle, n’ont au contraire aucun droit à l’indignation. La société universelle à laquelle ils rêvent ne justifie pas mieux le meurtre ou l’avilissement des hommes libres que les songes démesurés de la Grande Allemagne.
Quand l’intelligence démissionne de son plus grand devoir, quand elle déserte l’interminable combat de la liberté, il est normal en tout cas que la nation elle-même fasse retraite et rêve de vitamines. La liberté, après tout, n’est pas l’état naturel des hommes. Elle est une conquête perpétuelle sur la nature, sur la société et sur soi-même. Elle est enfin une règle de vie, et, parfois la plus haute raison de mourir. Comment une société, si soucieuse de sa santé, et où l’on crève de peur à la seule pensée de devoir un jour mourir, choisirait-elle cette épouse toujours répudiée et toujours exigeante ?
C’est pourquoi, au lieu de désespérer, j’admirerai, du fond du cœur, que quatre Français sur mille aient placé la liberté au-dessus de tout. Si ce réflexe est vraiment celui de cent quatre-vingt mille Français, une solitude vient de prendre fin, et un espoir commence. Il y a quinze ans de cela, ceux qui, par leur refus ou leur sacrifice, ont sauvé en même temps le pays et la liberté étaient assurément beaucoup moins nombreux.