s’appelle Jack Carbec et il est Malouin. Ca fait cliché mais si la caractéristique des habitants de sa ville, c’est de ne pas tenir en place, d’être insatiable, alors, oui, il correspond à la spécificité du coin. La plupart des hommes rêvent d’un ailleurs à un moment de leur vie, espèce de Paradis perdu, mais, chez eux, c’est un trait poussé à l’extrême.
Ils sont habités par le rêve, par le départ, par l’aventure. Peut-être est-ce la mer omniprésente, l’influence de l’histoire, l’oppression du Saint-Malo historique, la ville « close », engoncée dans ses remparts, ou bien la violence du climat, la température de l’eau. La ville n’a cessé de produire des personnages « bigger than life », comme disent les américains.
Les exemples abondent. Corsaires illustres ( Duguay-Trouin, Surcouf ), écrivains mythiques ( Chateaubriand ), penseurs ( Lamennais, La Mettrie ), explorateurs ( Jacques Cartier ), scientifiques ( Maupertuis ), et d’innombrables amiraux, pêcheurs d’Islande, créèrent une tendance, un atavisme qui attirent à cette ville toutes sortes de bourlingueurs qui entretiennent la légende par la création de multiples festivals ( Etonnants Voyageurs, la Route du Rock, La Cutty Sark…).
C’est ce qui rend la ville fascinante. Des aventuriers déments, tel ce type qui, après des années de travail comme marin pêcheur puis corsaire du roi, termina sa vie moine à Valparaiso, on en rencontre quelques-uns dans les ruelles, sur les remparts, et il y a, comme cela, des genres de Corto Maltese pour de vrai, des Conrad, des London, des Hemingway.
Jack Carbec est comme eux, une sorte d’aventurier dément de l’Esprit.
Il est poussé par une sorte de besoin impérieux à chercher une solution à des problématiques qui n’effleurent que par moment la majorité des hommes et qui sont la pâte même de son existence. C’est comme ça.
Il est un obsessionnel. Il a ses thèmes. Il les pousse à fond, et il ne relâche la tension mentale que lorsqu’il estime avoir résolu un pan de ses interrogations, de ce qui le hante, car il est en quelque sorte un possédé.
Puis d’autres question surgissent, toutes aussi impérieuses, et il se relance, et il n’a pas le choix, comme s’il fallait qu’il aille au bout, qu’il était de son essence, de sa nature de travailler de la sorte, et donc de son devoir aussi, ressort de son bonheur, puisque par là il peut tout à la fois développer ses capacités, s’actualiser en permanence, et aider la communauté peut-être.
Il est des « naturels philosophes »…
Ou bien c’est le compromis d’une névrose, comme ces grands logiciens ( Russel, Frege, Cantor, Godel, Wittgenstein ), qui doivent trouver le fondement de la certitude pour se rassurer, et se protéger de la folie, humaniser le monde, besoin étrange, comme celui qui empêche certaines personnes d’être heureuses tant que tous les êtres vivants ne le sont pas. Les hommes ordinaires, ou sains, n’ont pas besoin de tant d’efforts, pour avoir le droit de se reposer, confiants, ou de tant de conditions à leur bonheur.
Il s’agit peut-être de la « tendance psychotique propre à un certain philosopher » comme l’a stigmatisé Freud. Et peut-être pas. Elle a ses inconvénients, mais elle apporte aussi beaucoup. Elle est le propre du sel de la terre comme disait Proust.
Parmi tous les thèmes qui l’obsèdent, comme la liberté et la nécessité, le corps et l’esprit, la possibilité du sens, la volonté occupe une place de choix, en raison des innombrables sottises proférées et partagées par le monde savant et les gens communs sur cette notion et ses enjeux, ainsi que de l’impact que ces sottises eurent sur son existence, qu’elles empoisonnèrent.
Il en a soupé de la Volonté. Parmi tous les préjugés auxquels les hommes adhèrent, qui imprègnent la morale ordinaire et qui faussent la saine appréhension du rapport au monde, ceux qui s’appuient sur la notion de volonté, sorte de liberté absolue, inconditionnée, liberté d’indifférence, ont peut-être été les plus néfastes à la bonne santé des hommes.
D’abord, il ne faut pas craindre de s’attaquer au concept. Et l’on s’apercevra vite qu’il n’est qu’une traduction moralisatrice de l’énergie, de la force de vie, du vouloir vivre.
Or, nul n’est à l’origine de sa propre énergie. C’est affaire de physiologie.
On culpabilise un apathique, en le responsabilisant. Il a une volonté, il devrait plus bouger, se bouger entend-on régulièrement. Mais cette possibilité même d’avoir l’envie de se bouger est contenue dans ses possibilités antérieures. Nul Bergsonisme, nul existentialisme, aussi féconds soient ils, ne me convaincront du contraire.
Ce serait lutter contre les enseignements de l’expérience que nier une sorte de nécessité englobant la volonté. Déterminisme psychologique, corporel, global.
Stigmatiser un homme parce qu’il n’a pas de volonté, cela n’a pas de sens.
Si un vieillard se laisse aller, on prétend qu’il n’a pas de volonté, s’il se reprend, on dit qu’il en a, comme si cela avait à voir avec la morale et dépendait d’un choix. En fait, dans le premier cas, il a simplement repris des forces, et dans l’autre non.
On ne fera jamais d’un être fondamentalement mou un être dynamique. L’essence de l’animal que l’on appelle le « Paresseux » est déterminée par son corps, qui n’est pas celle du Tigre, déterminée par un autre type de corps.
Chez l’homme c’est pareil, le corps le détermine à être homme, et, n’en déplaise à Sartre, tel corps pour tel homme.
L’homme est son corps, l’individu est son corps, et que son corps, puisque chaque évolution psychique, même générée par l’influence extérieure, est modifiée en tant que le corps est d’abord affecté et dans une exacte adéquation avec les modifications corporelles.
En ce sens là, on peut dire qu’on est vraiment que son corps.
Toutes les grandes formules : « Ya que la volonté qui compte », « Tout est une question de volonté », « Si tu veux tu peux », sont fondées sur une superstition. Ce qui explique que les « il faut que » n’ont jamais pris en compte les situations dans lesquelles les individus sont pris, et n’ont jamais aidé personne.
De plus, cette énergie, que l’on appelle volonté, peut être entravée par les multiples interactions corps/esprit qui soient peuvent la détourner de ses buts naturels, soient la faire tourner à vide, en l’épuisant dans des stériles spéculations par exemple, qui ont néanmoins leurs fonctions puisqu’elles correspondent à un besoin.
C’est pour authentifier ce besoin, source de ses innombrables bifurcations, que Jack a commencé une psychanalyse.
Jack a toujours craint la folie. Depuis tout enfant, il lutte contre des forces obscures, qui le scindent de l’intérieur, et le rendent étrangers à lui-même. Ils les a toujours combattues, mais elles grossissaient à la mesure de ses refoulements et de son endurcissement. Elles finirent par le submerger, prendre toute la place, et sa « volonté » ne put rien contre cela. Tous ses efforts s’avéraient inutiles, voire nuisibles.
Il dut revoir toute sa façon d’envisager le monde, toutes ses conceptions.
Puisque ni la pratique intense des arts martiaux, ni les religions et pratiques méditatives, ni les rationalisations philosophiques, ni les psychotropes, ni la violence libérée notamment en CER et chez les paras, et bien d’autres expériences extrêmes n’avaient pu le réconcilier avec lui-même, ou alors que très provisoirement et sur des bases illusoire en accroissant les problèmes et la souffrance par réaction, il devait entreprendre une révision de tous ses jugements antérieurs et comprendre que le plaisir, condamné, était peut-être ce par quoi il fallait commencer.
Délaisser toutes les considérations sur la vie et le dépassement de soi, pour se faire plaisir, simplement, pour réapprendre à vivre, et avoir envie de vivre. Ne plus être le prisonnier d’un idéal qui ne lui correspond pas et qui lui a été imposé, mais se découvrir soi-même en tâtonnant, dans des activités ludiques et paisibles, et plus contraignantes et masochistes, voilà qui était un bon remède à l’emprise de la pulsion de mort.
Lorsque des phobies ont surgi et ont considérablement rétréci son champ d’action, ( peut-être pour le meilleur, car le confrontant à une impasse et le prévenant d’une mauvaise orientation, elles lui révélaient l’absurdité contre-nature de ses efforts, comme de chercher à vaincre la peur de la mort par la suppression de toute émotion alors qu’il est sain pour le vivant de craindre la mort, et qu’en plus la seule façon légitime d’atténuer l’angoisse, c’est de bien vivre, de profiter à plein de ce que la vie à a nous offrir ), il fut tenté de combattre le mal par le mal, c’est-à-dire une vie gâchée par l’emprise de la volonté, sa domination sur le plaisir, par une surenchère de volonté. C’est comme s’il escomptait vaincre sa tentation suicidaire par l’amplification de ce qui l’avait causé ;
Tout son entourage l’a poussé en ce sens. Il ne pouvait plus monter sur un pont, ou prendre une voiture, car la tentation de sauter était devenue trop forte, et en même temps, comme une part de lui aimait toujours la vie, il préférait éviter la confrontation. Mais influencé par la morale ambiante, par sa famille, par les psychiatres adeptes des TCC, qui tous en faisaient plus ou moins une affaire de volonté, sans en chercher l’origine, il cherchait la guérison par la confrontation directe avec les symptômes de son malaise. Cela le torturait sans rien changer sur le fond, et si les manifestations de ses angoisses pouvaient diminuer en intensité sur le coup, elles revenaient de toute façon . Ce ne pouvait être qu’une solution superficielle, puisque ça ne changeait rien à la tonalité générale de sa vie, à son orientation, à son envie de vivre, au cœur du problème, et que s’y ajoutaient des séances régulières de douloureuses épreuves, l’exposition aux symptômes.
A partir du moment ou il renversa la perspective, ou il envisagea la vie comme quelque chose de potentiellement agréable à vivre, et ou il diminua la mainmise de son surmoi aux attributs divins, c’est-à-dire omniscient, omnipotent, omniprésent, il put se libérer progressivement d’une somme d’inhibitions destucturantes. La solution, il l’a trouvée dans le plaisir, et un certain type d’efforts, mais pas dans l’effort contre lui, contre sa nature, contre ses envies.
Vaincre pour soi-même, et non vaincre contre soi-même ou se vaincre soi-même, comme si on était le mal, et qu’il fallait se plier aux injonctions du surmoi, et en finir avec le ça !
Les pulsions, il est préférable de les adapter au principe de réalité, que de chercher à s’en débarrasser, ou même à les sublimer et les médiatiser outre mesure.
On ne triche pas avec la nature.
« Chassez le naturel, il revient au galop ».
Refoulez vos désirs, et faites triompher ce que vous prenez pour de la volonté et qui n’est autre que de l’énergie ou du surmoi selon l’angle envisagé, et vous vous amputez d’une partie de vous-mêmes, de ce qui vous est le plus cher, et cela finira par vous détruire.
La vie perdra sa valeur, et vous en ignorerez la cause.
Peut-être cherchez-vous la solution dans un surcroît d’efforts comme Jack.
Vous vous imposerez à vous-mêmes un surmontement constant, et la vie vous paraîtra vide de sens. Alors vous vous effondrerez. Peut-être cet effondrement sera t’il définitif, ou vous trouverez les moyens de vous sauver par une réévaluation de vos priorités.
Cela ne serait-il pas préférable, cependant, de vous éveiller avant d’y être contraint par la grande catastrophe, le grand bouleversement ?