I - CE PAR QUOI IL FAUT COMMENCER
1 – NECESSITE DE CROIRE OU COMMENT ECHAPPER A L’ISSUE ILLUSOIRE IMAGINEE PAR CAMUS :
Tout d’abord, notons que la croyance en un monde « cohérent et fécond » pour employer des termes significatifs du vocable Teilhardien, paraît à Teilhard indispensable à l’homme, de plus en plus indispensable en fait, à mesure que sa conscience s’éveille jusqu’à se réfléchir en Dieu. Les perspectives stoïciennes ne le convainquent pas. En premier lieu, parce que l’obsession de son propre perfectionnement conduit naturellement au mépris de ceux qui ne s’y livrent pas, à la hantise de la corruption de sa propre hauteur, au repliement égocentrique, et pour tout dire, à la misanthropie. De plus, l’idée développée par Camus « il faut imaginer Sisyphe heureux » lui paraît elle-même absurde. En effet, quelle serait cette sorte de bonheur que celui qui se contenterait d’un éternel recommencement ? Un bonheur héroïque peut-être, mais dérisoire aussi et hors de notre portée.
« Gémir, pleurer, prier est également lâche,
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »
La mort du loup, Alfred de Vigny
C’est le conseil du loup au poète, mais le poète, en sa qualité d’homme, ne peut se contenter d’un tel sort. Et c’est un fait que la lecture des stoïciens a une conséquence euphorisante, par l’impression de contrôle qu’elle nous donne, mais dont nous subissons vite le contrecoup, et que les grands hommes qui en ont illustré, revendiqué les fondements, n’ont pu s’y maintenir qu’à intermittence, car non soutenus par l’idée d’un principe réellement réconfortant et au-dessus d’eux-mêmes, auquel se fier quand sa propre force s’est dissipée.
« A certaines heures de troubles extrêmes […]. Quand toute certitude vacille, que toute parole balbutie, que tout principe devient suspect, à quelle dernière croyance raccrocher notre existence intérieure, en dérive, sinon à celle-là : qu’il est un sens absolu de croissance, auquel notre devoir et notre béatitude consistent à nous conformer et que la Vie marche en ce sens, par le plus droit chemin. La Vie ne trompe pas […] ni sur la route ni sur le Terme […]. Elle ne définit intellectuellement aucun Dieu, aucun dogme […] elle nous indique le chemin vers quelle région de l’horizon il faut cingler pour voir se lever et grandir la Lumière. »
Ecrits du temps de la guerre, Seuil, 1976, p. 22
2 – IMPORTANCE DE L’ENRACIMENT COSMOLOGIQUE DANS L’ASSURANCE DE LA VALEUR ACCORDEE A NOTRE RAISON :
« Si le monde est sensé, c’est parfait, mais si le monde va au hasard, ce n’est pas une raison pour, toi, aller au hasard »
Les Pensées, Marc-Aurèle
Mais qui nous prouve, perdu en un monde hasardeux, que nous possédons en nous-mêmes les clés pour ne pas se perdre, la possibilité du contrôle de soi, de l’autodétermination absolue indépendamment de la cohérence de l’Univers, où pourtant nous sommes pris, nous qui ne sommes qu’élément d’un Tout nous enveloppant ? N'est-il pas nécessaire d’attribuer à l’Univers une signification pour se l’assurer à soi-même, pour postuler l’aptitude à la libre orientation individuelle, si tant est qu’elle ne soit pas incompatible avec l’ordre du Tout ?
Ainsi, pour Teilhard, il est indispensable à l’homme d’adhérer en conscience à l’idée d’un monde « centré », harmonieux, réglé et orienté, parce que l’homme ne peut se maintenir réellement dans la vertu que soutenu par cette idée, la possibilité d’y parvenir sans étant infime, et absurde puisque d’un héroïsme sans fondement, sans sens autre qu’individuel et pour un temps éphémère.
Et, de plus, cette faculté autodéterminante, indépendamment de la force de volonté qui serait telle qu’elle pourrait se passer de l’idée d’un monde sensé pour s’exercer, a tout de même besoin d’un enracinement cosmologique, organique, car nous ne saurions autrement d’où elle tirerait sa puissance autorégulatrice. Il faut par conséquent avoir foi au monde pour avoir foi en soi, et cette foi au monde laisse pressentir ce Centre des centres qui lui donne sens en le centrant, c’est-à-dire en l’organisant, en l’arrangeant, en le disposant vers toujours plus de complexité.