L’Esprit, les Corps, et la Matière
Ou Dieu et sa Création chez Teilhard de Chardin
L’Esprit, les Corps, et la Matière
Ou Dieu et sa Création chez Teilhard de Chardin
« Celui qui comprend le babouin contribuera davantage à la métaphysique que Locke ». Darwin
Le thème de ce mémoire nous a été comme imposé par sa nécessité. Il est impératif effectivement, à notre point de vue, d’apaiser les tourments, les déchirements qui ne cessent de nous meurtrir, entre notre foi que nous voudrions définitive, et l’intelligence, que nous ne voudrions pas sacrifier au profit d’un apaisement douteux. Le monde sans cœur et sans âme d’un strict matérialisme nous effraie, mais l’attitude qui consisterait à sacrifier notre esprit critique afin d’accéder à la confiance aveugle de l’imbécile heureux nous écœure. Car nous ne voulons pas être imbéciles heureux, nous ne voulons pas être lâches. Et c’est en cela que Teilhard est immense, qui ne prouve pas l’existence de Dieu, puisque, comme nous le verrons, la croyance reste le domaine irréductible de la foi, mais contribue à nous la rendre possible, c’est-à-dire non contradictoire avec les données expérimentales. Car, si pour Pascal, foi et raison sont deux ordres distincts qui sont complémentaires, il reste qu’il laisse la possibilité de croire d’une foi inaccessible aux tergiversations de la science, une foi vraiment séparée et absolument sûre d’elle-même. Pour Teilhard, la scission lancinante souvent observée en l’homme entre son intérêt pour le monde et son intérêt pour Dieu, l’attachement et le détachement, la science et la foi, est la source de conflits trop douloureusement vécus pour ne pas tenter de les amoindrir, de les adoucir. Combien de grands hommes ont toujours refusé d’adhérer de tout leur cœur et de toute leur âme au sacré qu’ils pressentaient pourtant traverser toute existence, non par lâcheté, mais par conscience ? Montherlant est le prototype de ces artistes qui auraient tant aimé croire, mais qui, au désespoir de Jean Guitton, ne le pouvaient pas, davantage par franchise, honnêteté intellectuelle, que par perversion.
Il est une idée répandue chez le clergé que ceux qui ne croient pas refusent l’appel, car il est plus aisé de vivre comme on l’entend, sans devoirs à accomplir à l’égard d’une instance transcendante, se prenant soi-même pour centre et sommet, que d’agir sous la juridiction d’une force suprêmement organisatrice à laquelle on doit des comptes. Mais combien d’hommes croient comme on adhère à une secte, par facilité, confort, pour ne plus chercher, pour ne plus être seuls de la solitude des chercheurs véritables, engagés corps et âme dans leur quête exaltante, mais épuisante, constructive, mais destructrice, aussi. Il est en vérité plus aisé, plus réconfortant, plus joyeux, de vivre en un monde que l’on croit, que l’on sent organisé, sensé, animé d’une bienveillance trop souvent imperceptible hélas, monde orienté, structuré, « cohérent et fécond », qu’en un monde que l’on juge absurde. Il faut donc écouter tous ces hommes souffrants qui veulent croire mais ne peuvent pas, faute d’y pouvoir consentir de tout leur être, de toutes leurs facultés, et les aider à les réconcilier dans leurs aptitudes aux vues et conclusions divergentes. Pour cette tâche, Teilhard est, semble-t-il, approprié, l’homme de la situation, car quel autre penseur a-t-il effectivement « rendu » la foi à ceux qui la jugeaient à jamais incompatible avec les exigences de leur raison, exigences auxquelles ils ne voulaient pas renoncer, auxquelles on ne renonce que pour sombrer dans une lénifiante bêtise, ou dans le fanatisme le plus opposé aux desseins divins. Si Dieu nous a donné la raison, c’est pour que nous nous en servions, et son emploi doit mener à l’extrême limite ou, n’étant plus suffisante, il faudra y ajouter l’épreuve du saut décisif, mais elle n’en est pas moins apport et soutien nécessaire au parcours.
Si Teilhard a su si bien aider à la conversion, ou reconversion des cœurs, c’est qu’il n’a pas rejeté les problèmes perturbants, le rôle incontestable de la matière qui nous compose, de la constitution de nos corps dans le processus de formation de nos consciences, qu’il n’a pas craint l’aventure la plus risquée, l’aventure de la pensée, influencée et portée par une force, une énergie, qui, tout en lui conservant le plus grand respect pour les traditions, ne l’entravait par aucune trace des superstitions peureuses qui bloquèrent parfois de grands esprits.
« Les conceptions renfermées dans le présent Essai, bien qu’influencées (c’est évident) par l’Evangile, ne sont pas nées dans mon esprit de la partie spécifiquement chrétienne de moi-même. Elles sont plutôt apparues en antagonisme avec celle-ci ; et elles en sont si bien indépendantes que je me trouverais singulièrement gêné dans ma foi si quelque opposition venait à se dessiner entre elles et le dogme chrétien. Mais en fait, ( …) c’est le contraire jusqu’ici qui s’est toujours produit. »
L’énergie humaine, Seuil, 1èreédition, 1962, p. 112
« Je me suis souvent demandé si, par ces vues, je ne m’arrangeais pas, simplement, pour sauver artificieusement un donné que m’imposait la foi chrétienne. En vérité, je ne le crois pas. Sans doute, je ne serais pas arrivé, peut-être, à ces perspectives sans mon éducation religieuse. Il est précieux, par ailleurs, de se sentir en conformité fondamentale avec l’énorme courant philosophico-moral dont l’axe est le Christianisme. Mais ceci posé, il me semble que même si, maintenant, tous ces solides étais s’écroulaient, je ne pourrais pas voir autrement que je ne le fais .»
Lettre à Léontine Zanta, Desclée de Brouwer, 1965, p. 98
L’Esprit, les corps, et la matière, c’est l’étude des rapports qui unissent Dieu et le monde, le Créateur et sa Création, et c’est tenter de comprendre quelle est leur interaction exacte. Comment, si nous considérons le rôle si fort, si prégnant de la matière dans le monde, son influence déterminante sur nos propres comportements, la liberté, la spiritualité sont-elles envisageables ? De quelles virtualités sont doués nos corps, quelles potentialités nous fournissent-ils ? Quelle est le moteur et quelles sont les modalités de l’évolution ? Quel avenir, individuel et collectif, pouvons-nous esquisser ? Quelle extrapolation futuriste sensée au vu des données actuelles pouvons-nous envisager ?
D’un mot, malgré la prédominance apparente de la matière, croire est-il encore sensé ?
Nous commencerons par situer le contexte général de l’œuvre, c’est-à-dire l’enracinement de la vie humaine dans le Cosmos, qui seul peut lui donner sens.
Nous analyserons ensuite toutes les données d’un monde en évolution, cosmologique, matérielle, corporelle, pour aboutir à l’homme, lui-même en progrès et point culminant de l’évolution.
Nous verrons alors comment accorder Teilhard au transformisme, théorie de l’évolution des espèces vivantes. Puis nous verrons comment associer les principes Teilhardiens à quelques problèmes fondamentaux qui s’enchaînent, l’égalité, la liberté, l’action, la souffrance et la mort.
Enfin, nous terminerons par quelques conjectures à propos de l’avenir. Tout ce cheminement servira l’enjeu du mémoire ; sinon prouver la foi, montrer qu’elle peut être compatible avec les aspirations intellectuelles, et il affrontera pour cela le problème des rapports envisageables entre l’Esprit, la matière, les corps et les hommes.
Schéma du "Phénomène Humain"
(interprétation de Jacques S. Abbatucci)
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(information croissante)
I - CE PAR QUOI IL FAUT COMMENCER
1 – NECESSITE DE CROIRE OU COMMENT ECHAPPER A L’ISSUE ILLUSOIRE IMAGINEE PAR CAMUS :
Tout d’abord, notons que la croyance en un monde « cohérent et fécond » pour employer des termes significatifs du vocable Teilhardien, paraît à Teilhard indispensable à l’homme, de plus en plus indispensable en fait, à mesure que sa conscience s’éveille jusqu’à se réfléchir en Dieu. Les perspectives stoïciennes ne le convainquent pas. En premier lieu, parce que l’obsession de son propre perfectionnement conduit naturellement au mépris de ceux qui ne s’y livrent pas, à la hantise de la corruption de sa propre hauteur, au repliement égocentrique, et pour tout dire, à la misanthropie. De plus, l’idée développée par Camus « il faut imaginer Sisyphe heureux » lui paraît elle-même absurde. En effet, quelle serait cette sorte de bonheur que celui qui se contenterait d’un éternel recommencement ? Un bonheur héroïque peut-être, mais dérisoire aussi et hors de notre portée.
« Gémir, pleurer, prier est également lâche,
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »
La mort du loup, Alfred de Vigny
C’est le conseil du loup au poète, mais le poète, en sa qualité d’homme, ne peut se contenter d’un tel sort. Et c’est un fait que la lecture des stoïciens a une conséquence euphorisante, par l’impression de contrôle qu’elle nous donne, mais dont nous subissons vite le contrecoup, et que les grands hommes qui en ont illustré, revendiqué les fondements, n’ont pu s’y maintenir qu’à intermittence, car non soutenus par l’idée d’un principe réellement réconfortant et au-dessus d’eux-mêmes, auquel se fier quand sa propre force s’est dissipée.
« A certaines heures de troubles extrêmes […]. Quand toute certitude vacille, que toute parole balbutie, que tout principe devient suspect, à quelle dernière croyance raccrocher notre existence intérieure, en dérive, sinon à celle-là : qu’il est un sens absolu de croissance, auquel notre devoir et notre béatitude consistent à nous conformer et que la Vie marche en ce sens, par le plus droit chemin. La Vie ne trompe pas […] ni sur la route ni sur le Terme […]. Elle ne définit intellectuellement aucun Dieu, aucun dogme […] elle nous indique le chemin vers quelle région de l’horizon il faut cingler pour voir se lever et grandir la Lumière. »
Ecrits du temps de la guerre, Seuil, 1976, p. 22
2 – IMPORTANCE DE L’ENRACIMENT COSMOLOGIQUE DANS L’ASSURANCE DE LA VALEUR ACCORDEE A NOTRE RAISON :
« Si le monde est sensé, c’est parfait, mais si le monde va au hasard, ce n’est pas une raison pour, toi, aller au hasard »
Les Pensées, Marc-Aurèle
Mais qui nous prouve, perdu en un monde hasardeux, que nous possédons en nous-mêmes les clés pour ne pas se perdre, la possibilité du contrôle de soi, de l’autodétermination absolue indépendamment de la cohérence de l’Univers, où pourtant nous sommes pris, nous qui ne sommes qu’élément d’un Tout nous enveloppant ? N'est-il pas nécessaire d’attribuer à l’Univers une signification pour se l’assurer à soi-même, pour postuler l’aptitude à la libre orientation individuelle, si tant est qu’elle ne soit pas incompatible avec l’ordre du Tout ?
Ainsi, pour Teilhard, il est indispensable à l’homme d’adhérer en conscience à l’idée d’un monde « centré », harmonieux, réglé et orienté, parce que l’homme ne peut se maintenir réellement dans la vertu que soutenu par cette idée, la possibilité d’y parvenir sans étant infime, et absurde puisque d’un héroïsme sans fondement, sans sens autre qu’individuel et pour un temps éphémère.
Et, de plus, cette faculté autodéterminante, indépendamment de la force de volonté qui serait telle qu’elle pourrait se passer de l’idée d’un monde sensé pour s’exercer, a tout de même besoin d’un enracinement cosmologique, organique, car nous ne saurions autrement d’où elle tirerait sa puissance autorégulatrice. Il faut par conséquent avoir foi au monde pour avoir foi en soi, et cette foi au monde laisse pressentir ce Centre des centres qui lui donne sens en le centrant, c’est-à-dire en l’organisant, en l’arrangeant, en le disposant vers toujours plus de complexité.