2.2 – LES CORPS
A – LOI DE COMPLEXITE-CONSCIENCE.
Les corps sont la résultante, la conséquence des arrangements, de la complexification structurelle, organisationnelle de la matière. Par l’émergence du corps, un palier est franchi, celui qui signe l’apparition des corpuscules. Jusqu’alors, la matière n’était qu’un assemblage d’éléments juxtaposés, un agrégat, mais auquel il manquait la notion substantielle d’organisme. Nous pouvons dire que, faute d’être « centré », tel ou tel assemblage rudimentaire de matière n’a pas de réelle « corporéité », n’a pas d’unité, et n’est pas unité.
« L’atome, la molécule, la cellule, l’être vivant, sont de vraies unités, parce qu’ils sont à la fois composés et centrés. Par contre, une goutte d’eau, un tas de sable, la Terre, le Soleil, les astres en général, si multiples ou composites qu’ils soient dans leur édifice, ne semblent posséder aucune organisation, aucune « centréité ». Quelle que soit la majesté de leur taille, ce ne sont que de fausses unités, des agrégats plus ou moins arrangés par ordre de densité. »
L’avenir de l’homme, Seuil, 1èreédition, 1959, p. 138
Or, le corps, c’est une association d’éléments, mais pas seulement, car cette association est liée à une force unifiante (peu éloignée du « Ki », ou Souffle-énergie animant et ordonnant le monde selon les Taoïstes, notion imprégnant tout l’Extrême-Orient) qui change et élève la nature du tout constitué par ces éléments.
« Toute chose est quelque chose de plus que les éléments dont elle est composée. Et ce quelque chose de plus, cette âme, est le véritable lien de sa solidité. »
Science et Christ, Seuil, 1èreédition, 1965, p. 56
Le tout du corps est donc plus que la somme des éléments qui le compose. Il la déborde en quelque sorte, l’enveloppe, s’en émancipe, émancipation atteignant son paroxysme en l’homme. Le corpuscule est une :
[… unité vraiment et doublement « naturelle », en ce sens que, organiquement limitée dans ses contours par rapport à soi, elle laisse de plus apparaître, à certains niveaux supérieurs de complication interne, des phénomènes précis d’autonomie. Complexité dégageant progressivement une certaine « centréité ».]
La place de l’homme dans la nature, Seuil, 1èreédition, 1963, p. 30
C’est par ce processus de complexification croissante des corps que la vie émerge de la matière, puis la conscience, puis la conscience réfléchie, trois stades décisifs représentant le franchissement de seuils critiques, des discontinuités dans la continuité. Ces seuils sont des limites à l’expression spirituelle de l’Univers, Univers qui se manifeste par l’intermédiaire des Corps, et donc de la matière. Ces limites ne peuvent être franchies que par un progrès de la complexité structurelle des corps, condition de possibilité et étape nécessaire de l’éclosion des différents niveaux de l’Etre.
« La vie n’est apparemment rien autre chose que l’exagération privilégiée d’une dérive cosmique fondamentale (aussi fondamentale que l’Entropie ou la Gravité) qu’on peut appeler « Loi de complexité-conscience », et qui peut s’exprimer comme suit : ‘Laissée assez longtemps à elle-même, sous le jeu prolongé et universel des chances, la Matière manifeste la propriété de s’arranger en groupements de plus en plus complexes et en même temps de plus en plus sous-tendus de conscience ; ce double mouvement conjugué d’enroulement physique et d’intériorisation (ou centration) psychique se poursuivant, s’accélérant et se poussant aussi loin que possible, -- une fois amorcé `.
Cette dérive de complexité/conscience (aboutissant parfois à la formation de corpuscules de plus en plus astronomiquement compliqués) est facilement reconnaissable dès l’Atomique, - et elle s’affirme dans le Moléculaire. Mais c’est évidemment chez le Vivant qu’elle se découvre avec toute sa clarté. »
L’apparition de l’homme, Seuil, 1ère édition, 1956, p. 195-196
Il faut noter que l’axe principal du progrès vers la complexité se concentre en un organe aux fonctions supérieures, le cerveau. L’évolution est orientée vers la fabrication de cerveaux aux connexions et ramifications toujours plus élaborées. L’axe évolutif est donc un axe de céphalisation.
C’est ainsi que, par ce que Teilhard a nommé la loi de complexité-conscience, le monde évolue de la « pré-vie », stade antérieur à la vie, mais la contenant en puissance, à l’émergence de la vie, c’est-à-dire de la sphère vitale, ou encore biosphère. Mais, comme nous l’avons vu, tout, à partir d’un enracinement primitif et d’une impulsion divine, évolue chez Teilhard ; aussi préfère-t-il, au terme de biosphère, le terme de biogénèse. Cette genèse de la vie va permettre l’éclosion, toujours grâce au processus de complexité-conscience, de la conscience, et enfin de la conscience réfléchie, puis devrait culminer en une mystérieuse ère de l’Ultra-humain, certainement le plus difficile à saisir chez Teilhard. Nous en reparlerons. Le niveau auquel est actuellement parvenu l’Univers est globalement celui de la socialisation, de l’unanimisation des consciences réfléchies, encore appelée par Teilhard noosphère, mais comme, sur le même mode que précédemment, tout évolue chez Teilhard, le terme de noogénèse semble plus adéquat.
B – INFINI DE COMPLEXITE
La loi de complexité-conscience nous découvre donc une dimension de plus à l’Univers, un infini supplémentaire, l’infini de complexité, et celui-ci n’a pas à nous effrayer. Nous connaissions déjà les dimensions de l’infiniment petit, dont s’occupe la physique quantique, et de l’infiniment grand, dont traite la physique relativiste. Voici l’infini de complexité, n’émergeant qu’à partir de corps suffisamment complexes, et pour lequel il fallait justement ces corps pour pouvoir être pensé. Avec l’homme apparaît donc un corps qui possède les potentialités nécessaires pour que la complexité indéfiniment perfectible prenne conscience de son indéfinie perfectibilité. Nous y reviendrons.
Quand donc la nouvelle physique du nouvel infini (nouveau pour nous, pour notre conscience qui en est cependant le meilleur représentant), science de l’infiniment complexe, viendra-t-elle occuper la place qui contentera nos aspirations laissées jusqu’ici insatisfaites par les autres sciences ?
En tout cas, Teilhard nous en aura fourni les excellentes prémices.
« Une première chose qui apparaît c’est que, pour représenter l’Univers, ce n’est pas seulement deux, c’est trois infinis (au moins) qu’il faut considérer. La seule inspection des chiffres nous l’indique. La complexité, estimée de la manière la plus modeste, est un abîme juste aussi profond que l’Infime et l’Immense. (…) Aux extrêmes, (…) l’univers change de forme. Son étoffe devient le siège d’effets nouveaux. Dire que les Animaux, l’Homme représentent, dans leur lignée, un bout du Monde, c’est donc affirmer implicitement que, pareils en cela à l’Infime et à l’Immense, ils doivent posséder quelque propriété spéciale, --spécifique de leur forme particulière d’infini. Dans l’Immense, les effets de relativité. Dans l’Infime, les effets quantiques. Dans les très grands complexes, quoi ? … Quoi ? Mais pourquoi pas, précisément, la Conscience et la Liberté ? »
La vision du passé, Seuil, 1èreédition, 1957, p. 315
C – AMOUR ET UNION CREATRICE
Terminons sur ce qui est au fondement de la loi de complexité-conscience, l’énergie fondamentale à l’œuvre dans l’Univers : l’Amour
« Si, à un état prodigieusement rudimentaire sans doute, mais déjà naissant, quelque propension interne à s’unir n’existait pas jusque dans la molécule, il serait physiquement impossible à l’amour d’apparaître plus haut, chez nous, à l’état hominisé. (…) L’amour sous toutes ses nuances, n’est rien autre chose, ni rien moins, que la trace plus ou mois directe marquée au cœur de l’élément par la Convergence psychique sur soi-même de l’Univers. »
Le phénomène humain, Seuil, 1èreédition, 1955, p. 294
« L’amour est puissance de liaison inter-centrique. Donc, présent, (au moins à l’état rudimentaire) dans tous les centres naturels vivants ou pré-vivants, dont est formé le Monde, il représente aussi, entre ces centres, la forme la plus profonde, la plus directe, la plus créatrice d’interactions qui se puisse concevoir. En fait, c’est lui l’expression et l’agent de la synthèse universelle. »
L’activation de l’énergie, Seuil, 1èreédition, 1963, p. 77
L’amour est, par exemple, à la base de la révolution sexuelle, d’une richesse novatrice exceptionnelle. Le processus de scissiparité de la cellule procédait par division. La révolution sexuelle procède par union. L’union est le grand principe par lequel opère l’amour, lui-même énergie unifiante. L’union différencie, l’union est créatrice.
« De ce double postulat fondamental (réalité d’une Evolution et primat de l’Esprit) il suit immédiatement que : expliquer la figure du Monde revient à expliquer la genèse de l’Esprit. C’est le secret de cette genèse que s’attache à élucider la théorie de l’Union Créatrice. L’originalité de cette théorie consiste à chercher la solution du problème de l’Esprit dans ce qui est généralement regardé comme étant sa plus grande difficulté, c'est-à-dire dans la liaison de la Pensée avec le Matériel et le Multiple. »
Ecrits du temps de la guerre, Seuil, 1èreédition, 1976, p. 199
« L’union créatrice n’est pas exactement une doctrine métaphysique. Elle est plutôt une sorte d’explication empirique et pragmatique de l’Univers, né en moi du besoin de concilier, dans un système solidement lié, les vues scientifiques de l’Evolution (admises comme définitives dans leur essence) avec la tendance innée qui m’a poussé à chercher le Divin, non en rupture du Monde physique, mais à travers la Matière, et en quelque manière, en union avec elle. »
Science et Christ, Seuil, 1èreédition, 1965, p. 72
Avec la révolution sexuelle, de deux, on ne fait plus qu’un, mais cet « un » est unique, différent. Il n’est pas l’identique infiniment multipliable par scission. Il est, bien sûr, la somme de ce que ses deux géniteurs lui ont transmis. Mais, il ne se résume pas à cela. Il forme une composition qui lui est propre, irréductible à tout autre qu’à lui-même en quelque sorte.
« L’accroissement d’être consécutif à la fécondation mutuelle des monades représente l’apparition, au Monde, de quelque chose de tout nouveau. »
Ecrits du temps de la guerre, Seuil, 1èreédition, 1976, p. 201