3 – LE TRANSFORMISME :
3.1 – PRESENTATION
Le transformisme est une théorie dont quelques grands scientifiques avaient pressenti une part du mouvement de fond, tels Linné, Cuvier, Buffon ou Maupertuis. Mais ses deux grands théoriciens furent Darwin et Lamarck, qui vécurent à peu près à la même époque. Depuis, qu’ils soient compagnons de route ou héritiers, tels Geoffroy Saint-Hilaire pour Lamarck, Wallace pour Darwin, puis Spencer ou récemment Richard Dawkins, les penseurs du transformisme se rattachent tous à l’un ou l’autre des deux grands fondateurs, parfois se partageant entre les deux grandes conceptions naturalistes, essentiellement pour l’un, mais se retrouvant en quelque point pour l’autre. Le transformisme, c’est la théorie consistant à penser que les espèces vivantes évoluent. Cette théorie fit en son temps scandale, puisqu’elle contredisait le récit biblique de la genèse, qui, bien que genèse, un mot qui plaît à Teilhard, n’en est pas moins sensée raconter la création des espèces en leur constitution définitive. Ainsi, la théorie de l’évolution des espèces vivantes s’opposait à la théorie « fixiste » de la Création, pour laquelle les formes du vivant sont créées une fois pour toutes et pour toute éternité.
Mais l’évolution des espèces ne sous-entend pas nécessairement que l’homme lui-même y soit impliqué, qu’il soit lui-même une simple espèce évolutive inscrite au sein des autres espèces, régie par des règles identiques, et qui plus est, qu’il descende du singe. C’est cette implication de l’homme qui a été un vrai scandale. Mais, pour Teilhard, c’était du pain béni pour ses idées futures, et le fait que l’homme fasse partie intégrante du processus endomorphique (changement de structure par cause interne) ou métamorphique (changement de structure par cause externe), régissant le mouvement et l’imbrication des espèces entre elles, servait au contraire la haute idée qu’il se faisait de « la place de l’homme dans la nature. » Il nous faut maintenant entrer dans le cœur du problème, le mode opératoire de cette évolution générale des espèces, car selon l’orientation pour laquelle nous optons, l’idéologie qui sous-tend la théorie scientifique prend une tournure aux conclusions radicalement divergentes.
3.2 – LE CŒUR DU PROBLEME
A – CE DONT S’ELOIGNE TEIHLARD
Les deux grandes tendances du transformisme ont été développées dans deux ouvrages majeurs, la « Philosophie zoologique » (1809) de Lamarck, et l’ « Origine des espèces », de Darwin, publiée en 1859.
Bien que postérieur, l’histoire a davantage retenu le nom de Darwin, pour la cohérence systématique de ses idées, l’impact immédiat de son livre, dont la parution fit scandale, et quelques concepts généraux caractéristiques, évocateurs et faciles à retenir. Rappelons brièvement les grandes lignes de l’œuvre.
Pour Darwin, les espèces évoluent selon un schéma assez simple. D’abord, on observe une mutation génétique établie au hasard, de façon aléatoire, puis une sélection par l’environnement dans lequel l’espèce vit. Cette sélection s’opère de façon simple. Seules les variations aux caractères avantageux pour la survie sont conservées. Celles qui se révèlent nuisibles au maintien, à la préservation et à la perpétuation de l’espèce sont éliminées. C’est donc la qualité de l’adéquation d’un organisme à son milieu de vie qui lui permettra de se maintenir, et puis d’évoluer selon la qualité de l’adaptation au milieu obtenue par ses modifications organiques. S’ajoute ou se superpose à ce binôme simple -variation génétique/sélection naturelle- la sélection sexuelle, ou sélection du plus apte à la possession des femelles, assurant la meilleure descendance, et en cas de disette, la compétition entre espèces ou au sein d’une même espèce, qui entraîne la survie du plus apte, c’est-à-dire, encore, de celui qui, avec ses dispositions corporelles et les données du milieu, parvient à s’adapter, à s’harmoniser avec les conditions qui lui sont imposées. Nous constatons que cette conception est purement matérialiste et amorale, en ce sens que la nature tranche toujours au profit du plus fort, qui seul survivra et aura une descendance, jusqu’à ce que ses forces déclinent, et qu’il disparaisse à son tour.
Il faut signaler que Darwin, dans «La filiation de l’homme» , façonna une anthropologie qui puisse être à la fois à la mesure de ses théories et équilibrer le danger que l’amoralité de ses conceptions de la nature représentait. Il prétendit que l’altruisme, la compassion, la charité, étaient bonnes pour la conservation de l’espèce humaine, car en adéquation avec les potentialités que l’homme pouvait tirer de sa nature, sans que cela contredise aux nécessités imposées par le milieu. L’entraide, la préoccupation du plus fort pour le plus faible sont ainsi valorisées, sans que Darwin renie ses idées, puisqu’elles sont légitimées par leur utilité biologique. Morale utilitariste donc, que celle de Darwin, toute prête à varier si les conclusions quant à l’utilité de l’entraide variaient, et dont nous ne savons si elle a été constituée sincèrement, ou pour s’accommoder des virulents polémistes chrétiens encore très influents en Grande-Bretagne à l’époque.
La nature, de plus, trie des variations qui se font au hasard, c’est-à-dire sans direction vers, par exemple, plus de complexité. Nul dessein ne préexiste à l’épanouissement de ses formes, et l’homme, dont la conscience réflexive est épiphénomène, c’est-à-dire ici, phénomène secondaire utile à sa survie, mais qui s’atténuerait et disparaîtrait sans drame si les conditions de vie du milieu le réclamaient, si la pensée n’était plus adaptée aux impératifs de l’action, l’homme donc, n’est qu’une espèce parmi les autres, qui se croit à part pour sa conscience qu’il juge de nature spéciale, mais dont l’irréductible spécificité n ‘est qu’une illusion anthropocentrique. Nous mesurons à quel point Teilhard peut être considéré comme en étant l’anti-thèse. Non pas qu’il nie toute vérité au processus et aux effets de la sélection naturelle, telle qu’elle est décrite par Darwin, mais il pense qu’elle est orientée vers la formation d’organismes à la complexité croissante, et d’autre part que l’homme, étant l’aboutissement de cette montée de complexité, est le sommet auquel les laborieux tâtonnements de la nature tendaient. Ainsi, si l’homme, dans sa forme actuelle, douée de sa conscience réflexive, devait disparaître, il entraînerait, en étant la valeur essentielle, toute la création dans sa chute. La catastrophe n’aurait pas d’équivalents.
B – CE VERS QUOI SE RAPPROCHE TEILHARD
Heureusement pour Teilhard et pour nous, le courant évolutif incarné par Lamarck est beaucoup plus adéquat à nos espérances. En effet, pour Lamarck, l’évolution des espèces est orientée par une force créatrice interne, une tendance immanente aux espèces, indépendante du milieu en tant qu’impulsion, bien qu’obligée de composer, avec dans son inscription spatio-temporelle et sa réalisation.
« De quel côté (…) chercher l’explication et le siège du phénomène ? Est-ce plutôt (avec les néo-darwiniens) dans l’action automatique et aveugle de quelque régulateur ou « filière » externe ? Ou bien au contraire (comme soutiennent les néo-lamarckiens) ne serait-ce pas plutôt dans le jeu de quelque facteur arrangeant interne, capable de saisir et d’additionner préférentiellement certaines catégories de chances, au passage ?
La vision du passé, Seuil, 1èreédition, 1957, p. 360
Ainsi les espèces évoluent, naturellement pourrions-nous dire, vers plus de complexité. Il est dans la nature de la nature d’y travailler, de s’efforcer à ce progrès. Les changements organiques des espèces ne se font donc pas, ou pas seulement, pour Lamarck, de façon contingente, sur le mode du hasard, et Teilhard le rejoint sur cette pensée principale.
« … N’est-ce pas une gageure (pour ne pas dire une contradiction) que de vouloir expliquer par un simple jeu de probabilités la dérive constante de la matière organisée vers des formes d’arrangement toujours plus improbables ? »
La vision du passé, Seuil, 1èreédition, 1957, p. 331
«… D’une part la zone (lamarckienne) des très grands complexes (hommes surtout) où l’anti-hasard domine perceptiblement ; et d’autre part la zone (darwinienne) des petits complexes (vivants inférieurs) où ce même anti-hasard ne peut plus être saisi que par raisonnement. »
Le phénomène humain, Seuil, 1èreédition, 1955, p. 163
Une autre façon de l’exprimer, c’est de considérer que c’est la fonction qui précède et crée l’organe, et non l’organe qui précède et crée la fonction, ce qui implique l’idée d’une finalité interne aux développements de la vie, doublée d’une sélection psychique des caractères inscrite en profondeur dans le processus de mutation des espèces, et qui est relativement masquée, se superposant au nivellement des valeurs apparentées à la tendance Darwinienne.
« Il faut le maintenir : les savants ont mille fois raison de relever les traces marquées par la Vie dans la chair vivante, ou abandonnées par elle dans les débris fossilisés. Mais qu’ils se gardent, au cours de ce travail, de perdre ou même d’inverser le sens des valeurs qu’ils manient. Ce ne sont pas les tissus, les os qui ont fait les vivants. Os et tissus ne sont que les carapaces dont se sont successivement enveloppées les tendances psychiques issues de la même aspiration fondamentale à connaître et à agir. »
La vision du passé, Seuil, 1ère édition, 1957, p. 103-104
« Nous devons décidément renoncer à parler simplement, dans tous ces cas, de survivance du plus apte, ou d’adaptation mécanique à l’environnement et à l’usage. Alors quoi ? … Plus il m’est arrivé de rencontrer et de manier ce problème, plus l’idée s’est imposée à mon esprit que nous nous trouvions en l’occurrence, devant un effet non pas de forces externes, mais de psychologie. Suivant notre manière actuelle de parler, un animal développerait ses instincts carnivores parce que ses molaires de font tranchantes et ses pattes griffues ? Or ne faut-il pas retourner la proposition ?
Autrement dit, si le Tigre a allongé ses crocs et aiguisé ses ongles, ne serait-ce pas justement que, suivant sa lignée, il a reçu, développé et transmis une ‘âme de carnassier’ ? Et ainsi des coureurs timides, --- ainsi des nageurs, --- ainsi des fouisseurs, --- ainsi des voiliers… »
Le phénomène humain, Seuil, 1ère édition, 1955, p. 163-164
Il faut noter d’autre part que la constance avec laquelle, même chez Darwin, c’est toujours le plus avantageux qui est sélectionné, est intrigante, car cela nous paraît si évident que nous ne nous interrogeons pas sur l’instinct de conservation, mais cette sélection obstinée de l’utile marque une prérogative de l’Etre sur le non-être, est le signe incontestable que la vie est tenace, que la vie veut vivre. Or cela, c’est merveilleux, c’est fascinant.
« Depuis Darwin, on a beaucoup parlé (et avec raison) de ‘survivance du plus apte’. Or qui ne voit que, pour fonctionner, cette lutte darwinienne pour l’existence présuppose tout justement, chez les éléments en compétition, un sens obstiné de la Conservation, de Survie, --- où reparaît et se concentre l’essence même de tout le mystère. »
L’activation de l’énergie, Seuil, 1ère édition, 1963, p. 241-242
Ainsi, Teilhard est plus facilement insérable dans la lignée Lamarckienne que dans celle inaugurée par Darwin, moins compatible avec ses vues spirituelles, bien que Teilhard ne rejette pas toute validité aux formes de sélections conceptualisées par un homme qui reste incontournable pour les scientifiques contemporains.