J'ai lu la biographie de Dominique Fernandez, et je l'ai trouvée remarquable.
La seule critique que je lui fais, c'est sa propagande homosexuelle, tendance qui postule chez tous les grands artistes une homosexualité plus ou moins refoulée. Il n'insiste pas trop quant à l'homosexualité éventuelle de Tolstoï, mais il la suppose tout de même.
Je crois qu'il avait émis la même hypothèse, à moins que ce ne soit Jacques Alain Léger, à propos de Balzac, et de la relation Vautrin/Rubempré.
D'autres prétendent que Jack London était gay. Mais il n'y a pas de limites à ces extrapolations, et on pourrait arguer qu'Oscar Wilde, Pasolini, Proust et tant d'autres "grands homo" étaient des hétéro refoulés.
A part ce point, je lui ai trouvé un grand mérite : loin des pénibles exposés universitaires, il m'a donné envie de lire Tolstoï.
Son style passionné me rappelle "Maître et complices" de Matzneff qui, s'il est un bien médiocre penseur, complètement englué dans ses préjugés de classe, a au moins le mérite de vivre la littérature, et a les tripes suffisantes pour en donner le goût.
Lorsque Fernandez explique que Tolstoï est plus universel que Proust, j'ai rattaché cela à mon idée que Proust est plus universel que Dostoievski.
Tolstoï>Proust>Dostoievski.
La folie de Dosto ne le rend accessible qu'aux "fous", aux exaltés, et encore faut-il le rester pour continuer à l'apprécier.
Fernandez explique qu'il préférait Dosto à Tolstoï adolescent, parce que son oeuvre correspond davantage aux passions excessives de la jeunesse, mais qu'à la relecture, ses romans lui ont été lourds, pénibles à lire, surchargés, sauf "l'Idiot".
Hemingway remarquait qu'il n'éprouvait ni besoin ni envie de relire Dostoievski, et son entourage idem.
C'est qu'il est difficile de se replonger dans une oeuvre essentiellement métaphysique quand on s'est débarrassé de ses propres doutes non dans le sens de la particularité locale dans laquelle s'est enfermée Dosto, mais dans le sens d'un universalisme non systématique auquel Tolstoï cerrespond plus.
Que reste-t'il de Dosto quand on en enlève tout le caractère pathologique ?
"Les frères Karamazov" est le plus grand de tous les romans, pour Freud, parce qu'il est essentiellement névrotique ( obsession du parricide, scission entre sexualité et moi etc). Certes, Tolstoï n'était pas exempt du conflit fondamental qui touche plus ou moins tous les grands écrivains russes, et les empêche d'être eux-mêmes, de relâcher la tension sans culpabilité, ce qui est la conséquence non pas d'une "pureté" exemplaire mais d'une intériorisation des tabous incompatibles avec la satisfaction tranquille des pulsions naturelles.
Cependant, la vie de Tolstoï en a été plus affectée que son oeuvre. Et puis son excès de religiosité tendant vers un Panthéisme et un éloge de la Nature et de la Vie le rend moins inaccessible que Dosto pour ceux auxquels les tourments obsessionnels de type Kierkegaardien sont étrangers.
Chez Dosto, les rapports entre sexes sont entièrement contaminés par les inhibitions.
Le sexe y est toujours condamné. La femme est soit la sainte, la reine qu'on ne peut toucher sans l'avilir, soit la putain qui a toujours la possibilité d'être sauvée par la grâce. Il y a la sexualité, l'agressivité, les pulsions violentes d'une part, et l'amour, le respect, les sentiments de l'autre, sans jamais d'harmonie satisfaisante, d'équilibre. Et ce qui est valorisé est toujours la spiritualité désincarnée au mépris de la sensualité.
Chez Tolstoï, c'est moins évident, sauf dans "la sonate à Kreutzer",. Cela dit, Tolstoï n'a jamais pu régler ses contradictions.
Par exemple, comment louer la nature, la vie, et condamner le sexe en même temps, ou encore prétendre que la distinction vie/mort est illusoire, ou, pire, que la mort est l'accès à la véritable vie, pure, sans limites, et sans égoïsmes ?
N'est-ce pas finalement déprécier la vie phénoménale qui nous est seule accessible ? La mort est la résolution définitive des tensions certes, et c'est pourquoi celui qui les résoud mal est tenté par le suicide,, mais cela c'est le repos, ce n'est pas le bonheur, ce n'est pas la vie, et si Tolstoï pensait qu'elle était plus que cela, on ne comprendrait pas ce qui nous empêcherait tous de nous suicider pour accéder à cette vie meilleure. Il y a un aspect Taoïste très déplaisant ici, c'est-à-dire un mépris des formes au profit du seul Principe.
Il y a trop d'orientalisme chez Tolstoï, trop de passivité, de résignation au destin, une conception galvaudée du non-agir, un abandon mortifère, de l'Oblomovitchna.
Mais comme l'a dit un Confucianiste : "Lao Tseu a compris toute la vertu du repliement, mais il lui manque la compréhension des nécessités du déploiement."
Cela concerne, de près ou de loin, tous les Taoïstes. Et Tolstoï.