Il revit Véronique, trop satisfaite de sa situation pour s’ouvrir à de la nouveauté, et, alors qu’il avait laissé le Cosmos librement décider, et qu’il pensait qu’il ne la croiserait plus, il apprit qu’une occasion se présentait pour recroiser Maria.
Il finit « Martin Eden », et sa lecture l’exténua. C’était bon, beau et désespéré. Il y avait trop de similitudes avec sa vie. L’effort harassant pour s’arracher à sa condition, l’inépuisable curiosité intellectuelle en philosophie, littérature, sciences humaines, l’intérêt tout spécial pour la biologie et la théorie de l’évolution, la fierté d’avoir, d’être un corps exceptionnel, l’idéalisation de la femme dont il peinait à se relever, le mépris de sa famille pour ses dons, le seul à croire en ses capacités, la critique du travail abrutissant, le besoin vital d’écrire, les bagarres qui l’avaient enfermé dans un rôle, la déception et la désillusion confronté au monde étudiant qu’il avait paré de qualités exceptionnelles tant il en avait été éloigné, ou bien la médiocrité, le conformisme, hormis exception, des grands bourgeois, des notables et des professeurs d’université, incapables de pensées originales et qui n’apportent strictement rien au monde, l’accablement, l’épuisement, après tant d’efforts infructueux, et la tentation d’en finir, le désir de ne plus penser à rien, l’aspiration au repos…
Seule la gloire à laquelle était parvenu Martin lui manquait, mais, comme dans le livre, et comme Kerouac l’écrit à la fin de « Vanité de Duluoz », au fond « tout ça n’a servi à rien. »
Brian s’était reconnu dans le colossal effort de Martin, et comme lui, il était exténué, et aspirait au repos intellectuel, l’esprit saturé par des millions d’idées, de théories. Et cette tentation de plonger dans l’Océan, et de s’y fondre, apaisé, ne plus rien avoir à penser, à prouver, travaillait Brian. A quoi bon ? Comme l’écrit Sartre, « le génie n’est pas un don mais l’issue qu’on s’invente dans les cas désespérés, ou le désespoir surmonté à force de rigueur », Mais à quel prix se paie ce surmontement. A cotôyer les abîmes et la folie, ou à plonger carrément dedans !
Au fond, le vrai monstre c’était lui. Il ne savait rien de la vie ordinaire des hommes, rien du bonheur. Il en avait été tenu éloigné dès la prime enfance par ses parents, et revenir dans la course, dans le flux plus ou moins habituel lui semblait impossible. La voie criminelle qu’il avait choisie confirmait cette irréversibilité de parcours.
Le danger, à éliminer des ordures avérées, c’était d’anticiper et de se débarrasser d’ordures potentielles, et finalement, poussant toujours plus loin la quête de pureté, de vices en vices combattus, on en arrivait à tuer quasiment tout le monde, et on se transformait en impitoyable dictateur, en ordure soi-même, et on finissait, comme Saddam ou Kadhafi, par se faire éliminer à son tour par une autre ordure. Etait-ce si important ? L’essentiel, c’était de donner un sens, ou une direction à sa vie. Combattre la société du spectacle, si vulgaire et abêtissante qu’elle dégradait l’homme dans sa dignité, pouvait être un bon motif d’action. Certes, toute révolte, comme l’écrit Laborit dans « Eloge de la fuite », est récupérée et à nouveau soumise à la domination, et à la corruption, mais il est bon que des hommes se révoltent aussi, que s’emportent des Hugo, Zola, Thoreau, que l’on s’insurge contre les prisons, la lobotomie, la psychiatrie, les innombrables injustices et les stupides et hégémoniques préjugés de la foule. Et comme l’homme irrationnel de Woody Allen, comme Marx l’y incitait aussi, ou pourquoi par Fight Club, Brian désirait mettre ses idées en pratique, et réaliser par des actes violents comme l’amorce d’une révolution possible. Comme le dit Gandhi, apôtre de la résolution pacifique des conflits, « s’il n’y a d’autre choix qu’entre la violence et la lâcheté, je préfère encore la violence ».
Aidé de trois hommes dangereux, il se débarrasserait de Jolloré, puis d’un autre puissant, et encore d’un autre, et peut-être, il ne s’arrêterait plus, et comme les dictateurs fous, finirait-il, dans la paranoïa, par tuer ses amis, par tuer tout le monde, et las animaux, qui sont très violents, également, ou bien, comprenant que la violence est inhérente au fait de vivre, finirait-il, comme les bouddhistes, par condamner la vie, et alors soit se tuerait, soit se retirerait du monde, soit s’accommoderait de cette guerre perpétuelle. Impossible de savoir. La seule certitude, c’est qu’il désirait combattre, et extérioriser le bouillonnement intérieur qui, d’une façon ou d’une autre, le rattachait à l’aventure Malouine, spirituelle, intellectuelle, guerrière, commerciale ou voyageuse, en tout cas radicale, illustrée par Chateaubriand, Surcouf, Duguay Trouin, Jacques Cartier, Maupertuis ou La Mettrie, et il se sentait prêt à reprendre le flambeau.