PERTINENCE ET LIMITES DE LA PSYCHANALYSE COMME THERAPIE ET VISION DU MONDE POUR LA SOCIETE ACTUELLE ET A VENIR
Il nous faut analyser, tout d’abord, le sens et la genèse du terme psychanalyse, sa spécificité, ou plutôt comme elle est n’est pas avare de spécificités, son originalité profonde, ce qui la distingue de la psychologie , et de la psychiatrie notamment.
L’apport principal de la psychanalyse, c’est d’avoir clarifié le fonctionnement, du moins le prétend-elle, du psychisme humain en général. Son père fondateur, Freud, neurologue de formation, avait premièrement comme but le dévoilement et la guérison des processus psychopathologiques. Or, en en sondant les significations, il mit au jour une « région » de l’esprit humain assez mystérieuse, et essentielle dans toute élaboration psychique, l’inconscient. C’est-à-dire qu’en partant de la pathologie, il crut déceler le propre du fonctionnent de l’esprit de tout homme, y compris donc des hommes dits normaux.
Ce faisant, et si l’on y prête foi bien sûr, il révolutionnait toute la psychologie, car tout lui apparaissait désormais sous un angle nouveau, et le conscient ne cessant plus d’être en relation avec l’inconscient, et ses rapports se compliquant et se précisant en ça/moi/surmoi.
Mais qu’est-ce que cet inconscient ? Tout le problème est qu’on ne peut le saisir que dans ses effets, ce pour quoi son existence a été très contesté. Par les philosophes notamment, surtout ceux posant la liberté au fondement de leur système, comme Sartre. Pour eux, l’inconscient est du non conscient, c’est-à-dire qu’il se définit négativement, qu’il n’a pas d’existence réelle, comme la joie chez Schopenhauer par exemple. En définitive, l’homme est libre parce qu’il est homme, et homme parce qu’il est libre, et pour cela il leur est difficile de renoncer à cette notion de liberté, qui entraîne celle de responsabilité, et celle d’éthique, et finalement la mise en cause de l’homme lui-même.
Pour Sartre, l’homme est originairement libre de son projet, et s’il est aliéné, il s’est choisi tel, condamné à être libre, responsable de sa servitude, et il en donne pour preuve l’idée que pour qu’un événement soit refoulé car considéré comme potentiellement destructeur, il faut que la conscience l’ait appréhendé tel d’une façon ou d’une autre antérieurement, et donc que le conscient reste maître de ce qu’il a choisi d’ignorer, donc de l’inconscient, ce qui revient à nier l’inconscient finalement .
Mais le but de Sartre dans ce raisonnement, c’est de sauver la possibilité de l’éthique à tout prix. Or Freud se désintéresse de cette problématique, ou bien il l’envisage totalement différemment.
D’ailleurs, toute liberté n’est pas sans signification pour lui, car si l’homme(le moi) n’est pas le maître en sa maison, il peut le devenir. au sens où il peut se réapproprier son désir, son vrai désir. Le problème est qu’il n’est pas le responsable originaire, comme liberté absolue, de cette réappropriation, un peu comme chez Spinoza, où certains hommes auraient la possibilité d’accéder au troisième genre de connaissance, mais sans être à l’origine de leur propre possibilité d’y accéder, tandis que d’autres hommes n’y auront jamais accès. La liberté, la libération plutôt, s’acquiert, l’homme ne naît pas libre, où bien il perd très vite sa liberté, et le fait de se libérer est la conséquence de causes indépendantes de sa volonté.
Ainsi, l’homme conserve un potentiel unique, et un fonctionnement psychique unique, qui le distinguent clairement des animaux.
Cette notion d’inconscient pose problème donc, car elle est un postulat qui se mesure, se révèle, plus ou moins clairement, dans ses effets, actes manqués, lapsus, névroses, sans qu’on sache exactement la délimiter. Et puis, pour Freud, il n’est pas d’ordre mystique, comme chez les romantiques allemands par ex (Hartmann). C’est une des raisons de sa brouille avec Jung, qui, en plus d’avoir minimisé le facteur sexuel dans l’étiologie des névroses, a dérivé vers un obscurantisme certain avec sa notion de synchronicité, sorte de relation a-causale, qui lui révélait du mystère partout.
De plus, la notion d’inconscient permet à Freud de clairement marquer sa différence avec la psychiatrie, dans le traitement des névroses. Schématiquement, pour cette dernière, toute pathologie psychique provient d’une altération organique, d’un manque ou d’un excès physiologique, corporel, à laquelle par conséquent on tente de répondre par l’usage censément régulateur de médicaments, comblant la déficience, ou aplanissant la « surproduction » de l’activité cérébrale. Cette conception d’une insuffisance organique primitive ou acquise à la base du développement névrotique a été reprise par Adler, qui bien que disciple de Freud, a nié l’originalité de la psychanalyse, ce pour quoi il a été écarté par celui-ci.
En effet, comme Freud le montre dans sa « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique » par exemple, le propre de la névrose est de ne pas s’enraciner dans un problème d’ordre organique, même si, dans un mouvement rétroactif, elle peut générer des modifications cérébrales, comme toute activité intense en provoque d’ailleurs. Il donne pour preuve de cette thèse, que nombre de névrosés sont plus doués que la moyenne, disposent de plus de possibilités, et développent tout de même des pathologies importantes, tandis que nombre d’individus qui ne doutent pas outrancièrement d’eux-mêmes, et qui auraient pourtant de bonnes raisons pour cela, échappent à cette nécessité qui pousse à fuir le réel, plus ou moins longtemps, plus ou moins profondément, et plus où moins irréversiblement, bref échappent à la névrose.
Ainsi, par le dévoilement de l’activité de l’inconscient et de ses rapports complexes avec le conscient, Freud se distingue et de la psychologie traditionnelle, et de la psychiatrie, ce qui bouleverse la façon de procéder jusqu’alors pour traiter les maladies psychiques, mais renouvelle aussi une quantité de problématiques fondamentales sur la responsabilité (donc le système judiciaire), l’art, la politique, le phénomène religieux, la guerre, la culture en général etc, bref a modifié, modifie encore, et ne cessera de modifier toute notre conception du monde, car son apport présente des implications essentielles, qui n’ont pas encore réellement porté leur fruit, touché le grand nombre, et fait évoluer la mentalité, les mœurs de la majorité des hommes encore toute barbares, serviles, ignares et primitives.
La vie pour Freud et l’orientation de la cure
Dans un second temps, il nous faut préciser comment Freud conçoit la vie en général, et donc le but de la cure.
On a longtemps comparé Freud à Schopenhauer, voire réduit toute son œuvre à un plagiat. Rien n’est plus faux. Il y a des similitudes bien sûr, et Freud lui-même a prétendu avoir des accointances avec Shopenhauer. Par exemple, la détermination biologique qui pousse l’individu à choisir tel partenaire pour une meilleure perpétuation de l’espèce, qui le conditionne donc là-même où il se croit le plus libre, thème Darwinien en fait, est une pensée qui trouve des résonances chez Freud quand à la normativité définie et recherchée du choix de l’objet sexuel ( « trois théories de la sexualité »). De même, l’idée que génie et folie soient liées (thème de la surcompensation artistique qui peut l’évoquer) ou bien la façon dont un événement réel insupportable, ingérable pour le moi et sa cohésion, est refoulé, puis continue d’interagir avec la conscience.
Mais ce genre de problèmes prend quelques pages dans « le Monde comme Volonté et comme Représentation ». La thème de ce livre est totalement différent de celui de Freud. Pour résumer, il s’agit de cerner les effets spatiotemporels, tels qu’appréhendés par l’homme, du vouloir vivre, qui s’incarne selon une échelle de complexité variable, et fait souffrir toute créature qui l’individue, en laquelle il s’effectue et se déploie. La créature la plus touchée par cette volonté absurde étant l’homme, il lui faut trouver une manière, soit d’en anéantir les effets (ascèse)soit si c’est trop difficile, d’en subvertir ou d’atténuer les effets (homosexualité, création artistique).
L’œuvre de Freud développe, sur des milliers de pages, ce que Schopenhauer traite en trente pages, à savoir la problématique du psychisme humain envisagé selon les rapports entre conscience et inconscient ( même s’il n’y pas à proprement parler d’inconscient au sens Freudien chez Schopenhauer), et ses conséquences à tous les niveaux de civilisation, qui plus est dans une optique de progrès étrangère à Schopenhauer.
Car il s’agit là encore d’une différence fondamentale entre Freud et Schopenhauer, la place qu’ils accordent à la vie elle-même. Pour Schopenhauer, elle est envisagée selon un angle Hindouiste tronqué, qui le rapproche en réalité davantage de la doctrine classique Bouddhiste. C’est à dire, pour résumer, que la souffrance seule est positive, la joie consistant en la diminution de cette souffrance, et ce qui est à l’origine de la souffrance, c’est le désir, donc la vie elle-même, et il faut s’attaquer à la racine du mal, le désir, pour moins ou ne plus souffrir, atteindre un état d’ataraxie, une paix malgré l’impermanence, la vacuité de toutes choses, l’éphémère de toutes satisfaction (précéder la mort avant de mourir disent les moines Zen). Ainsi, on aboutit à une condamnation du désir à l’origine de la souffrance, donc de la vie, ce que Schopenhauer appelait de ses vœux, et qu’il qualifiait de « négation du vouloir vivre », ce qui est paradoxal pour un homme dont l’œuvre exhale le vouloir vivre, le désir d’affirmation, et qui n’a jamais été aussi heureux, aussi satisfait, que lorsqu’on a commencé à le consisérer comme un très grand, comme ce qu’il croyait être sa place.
Pour Freud, bien plus proche de Nietzsche à cet égard, le désir n’a pas à être condamné, bien au contraire. La joie est aussi positive que la souffrance, et si le désir est à l’origine de l’une comme de l’autre, il n’a pas à être altéré. Quoiqu’en disent les Bouddhistes, il sera toujours préférable d’être déçu par la réalisation de son désir, que nourrir le regret irréversible de ne pas l’avoir tenté. D’ailleurs, on ne comprendrait pas le sens de la vie, les efforts pour la perpétuer et la défendre, si on ne lui accordait pas une valeur. « Vie et valeur sont consubsantielles disait Nietzsche ». Et puis , quel serait l’intérêt de la cure, si elle n’avait pour fonction de redonner son désir véritable au patient, donc de l’aider à reprendre goût à la vie, a actualiser ses virtualités dans un langage aristotélicien, actualisation que la cure ne remplace pas, mais qu’elle facilite, dont elle débloque des entraves jugées indépassables jusque là par le patient ?
En ceci, la psychanalyse s’inscrit résolument dans une logique d’affirmation individuelle, de réappropriation de son désir, création de ses propres valeurs et de sa propre morale pourrait-on dire en se calquant sur Nietzsche, sans la réintroduction de ce qui peut paraître comme des arrières-mondes par la médiation du Surhomme et de l’éternel retour, en réalité refus névrotique de l’irréversibilité temporelle.
Tension et incompréhension entre philosophie et psychanalyse.
Les rapports de la psychanalyse avec la philosophie ont parfois été tendus, du fait de certaine formule, de certain jugement un peu rapide de Freud. Il semble que lui-même craignait son propre penchant à l’acte de philosopher, qu’il a pu qualifier de « spéculation dans le vide ». Sans doute visait-il plus précisément la métaphysique. Toujours est-il que ce que Freud a stigmatisé sous le nom de « tendance psychotique propre au philosopher » est pour lui personnifiée par Hegel, et sa célèbre formule « tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel ».
Pour Freud, il y a un rapprochement évident entre le délire du psychotique, qui construit un univers propre avec un rapport faussé au réel, dont la fonction lui permet d’humaniser le monde, de le rendre supportable, moins hostile, et les mythes des religions, et les systèmes philosophiques, dont le but et la valeur sont sensiblement les mêmes, bien que leurs méthodes diffèrent. La distinction principale, et essentielle, entre religions, philosophie, et délire psychotique consiste en ce que les deux premières sont des produits de la civilisation communicables, tandis que le délire enferme le malade dans son monde, le coupe donc et du réel et de ses semblables. Il n’est pas sûr, cela dit, que ce dernier soit plus néfaste pour l’avenir que les illusions des religions, que Freud qualifiait de névroses de l’humanité, fictions consolatrices dispensant le croyant véritable des névroses individuelles, mais dont le corollaire est une inhibition de l’intelligence dévastatrice. La philosophie se distingue du délire psychotique et des religions, malgré sa parenté avec elles (systèmes fondés sur du vide) en ceci qu’en plus d’être communicable comme les croyances religieuses, elle est un des fruits les plus élaborés de la civilisation, qui n’est accessible qu’à une élite très restreinte. Il ne s’agit donc pas d’un rejet absolu, loin de là. C’est surtout cette pensée qu’il est possible à l’homme de subsumer tout le réel sous le concept, qui paraît outrancièrement anthropocentrique, prétentieuse en quelque sorte, à Freud,
C’était méconnaître la richesse de la thématique de la reconnaissance, où bien de la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel, qui a été d’un apport considérable pour toute la pensée post-Hégélienne. Jugement partial donc, résultant de la crainte de Freud de s’engager dans une voie dont il devait sentir intuitivement qu’elle ne lui permettrait pas de se réaliser. Et cependant, il faut bien convenir que la réflexion Freudienne semble convenir à certains travaux philosophiques qui nous paraissent effectivement comme de la spéculation dans le vide, stérile ( comme passer sa vie à réfléchir sur le sexe des anges ).
Malgré ces polémiques, la psychanalyse et notamment l’œuvre de Freud, intéresse les philosophes et la philosophie, pour ce que ses découvertes, par ailleurs contestables et contestées, impliquent comme bouleversement de la conception de l’homme sur lui-même –sa liberté, sa place dans la nature, ses possibilités, ses véritables motivations- mais aussi pour ce qu’elle contient comme promesse de changement à l’échelle individuelle et collective.
La psychanalyse, en effet, est toujours méconnue, mal comprise, caricaturée. Son potentiel émancipateur est considérable, ce pourquoi elle est si combattue par la société actuelle, car elle ne favorise pas le conformisme. Et pourtant, elle passe parfois pour réactionnaire et conventionnelle. On pourrait faire un parallèle avec Dostoievski. Celui-ci était condamné, jeté au goulag pour son aspect trop révolutionnaire dans un premier temps, puis censuré parce qu’il ne l’était plus assez. Enfin, il a fini par prendre sa véritable place. La psychanalyse n’a pas encore pris la sienne.
La richesse de la psychanalyse pour les mouvements contestataires.
Si Sartre a été rejeté par à peu près tout le monde (lui aussi extrêmement méconnu à notre avis), y compris par ceux dont il se sentait proche -anarchistes et communistes- Freud, après où malgré des réserves, a été récupéré par la plupart des mouvements contestataires, qui, malgré les critiques d’usage –ne percevant la psychanalyse que comme le fruit de la société et de la culture de la bourgeoisie viennoise de la fin 19ème début 20ème , pas valable hors de ce cadre- ont su y déceler, pour les esprits ouverts, un matériau considérable propice à enrichir la critique des institutions, croyances, préjugés populaires , systèmes d’asservissement par le travail et la société du spectacle etc..
Or , ce matériau reste à exploiter, puisque ce qu’il combat, ce contre quoi il lutte, ce qu’il dévoile comme escroquerie, reste la norme, ce qui s’impose à une grande majorité des hommes, et, plus attristant encore, dicte leur pensée, leur choix de vie à de nombreux dirigeants censés être éclairés, comme s’il n’y avait décidément rien à faire pour sortir l’homme de la minorité, le faire accéder à l’autonomie loin des tendances et régressions obscurantistes.
Le désir des hommes des Lumières a complètement échoué, et Freud, dont l’œuvre s’inscrit dans leur continuité , et qui a élaboré, à partir de données concrètes, de nouvelles possibilités, pourrait être celui à partir duquel une sortie de l’aliénation généralisée est envisageable, à partir d’une lucidité accrue sur la nature humaine.
Ses vues réformatrices sont doublées d’une connaissance de l’homme comme d’un être ni bon ni mauvais, mais essentiellement égocentrique, vision réaliste, pragmatique, sans faux-semblant, et qui implique, avec la critique des institutions existantes, le scepticisme quant à leur dépassement du fait de la nature humaine.
La conception Kantienne de « l’insociable sociabilité », vision de l’ homme comme animal fondamentalement asocial, égoïste, mais obligé d’être « politique » pour développer ce qui lui est propre, donc sociable quand même, par nécessité, a été reprise par Schopenhauer avec l’analogie entre l’homme et le porc-épic. Comme celui-ci, l’homme a besoin du contact de ses semblables, mais lorsque les hommes s’approchent trop les uns des autres, ils se piquent, se gênent, se limitent nécessairement, d’où une situation toujours embarrassante, douloureuse. Eh bien, Freud, qui appréciait beaucoup Schopenhauer, qui le prenait au sérieux, malgré les divergences déjà esquissées, avait un porc-épic sur son bureau. C’est dire qu’il ne se faisait pas trop d’illusions sur la « perfectibilité » des capacités humaines, sur le plan de l’altruisme s’entend.
Ce réalisme sans concessions, dénué d’illusions renforce d’autant plus la solidité des arguments qu’il nous propose.
Il implique également que l’homme aura toujours besoin d’être formé, éduqué, sa puissance canalisée, ses pulsions sublimées au moins partiellement, médiatisées.
Et ces institutions, toujours selon le même réalisme, seront, dans toute société, structurées, orientées, restructurées, réorientées, à l’avantage des puissants.
On est donc loin de l’optimisme du grand soir, et de la naïveté qui accompagne la plupart de ceux qui croient au progrès social et luttent en ce sens.
On se rapproche plus de l’attitude de Sartre, où il s’agit de faire comme si, envers et contre tout, c’est-à-dire s’engager même si l’apocalypse menace, et même s’il est sûr, et détruira tout.
Comment s’en sortir, si l’on postule qu’il y aura toujours une hiérarchie, et s’il est dans la nature du pouvoir de corrompre, donc une hiérarchie aliénante ?
La solution est progressive.
Ce que nous avons sous les yeux, ce sont les criminels suffisants qui lynchent le malade culpabilisant - donc plus conscient, plus valeureux, moins lâche finalement, car davantage seul et assumant- de M le maudit de Fritz Lang, ou bien le groupe qui évacue ses tensions, liées au processus mimétique, par le massacre d’un innocent incapable de se défendre, comme le développe les théories de René Girard, illustrées antérieurement par la fable du « Malade de la peste », où le pauvre âne, bien inoffensif, est condamné à payer la plus lourde peine pour un délit anodin, ou encore par la formidable scène du bateau dans le « Voyage au bout de la nuit » où des officiers de la coloniale, excités par leurs mégères, s’apprêtent à lyncher Bardamu, parce qu’ils le ressentent comme différent, isolé, et par conséquent plus faible.
Alors malgré ce constat toujours renouvelé, comment espérer un quelconque changement d’importance ? Et en quoi Freud, par le continent de la psychanalyse qu’il a « découvert » et qui a tout rétroactivement modifié, appauvri ou enrichi, pourrait contribuer à cette espérance de changement ?
Eh bien, par sa radicalité, son côté despérado, jusqu’au boutiste, cette volonté de creuser même contre soi, là où ça fait mal, contre ses espérances justement.
Une telle rigueur contre soi-même, sans concessions- on pourrait qualifier cette démarche de sorte de doute hyperbolique- a permis à Freud de mettre à jour, d ’ éclairer de manière nouvelle, claire et simple, le pourquoi de l’apparente inexorabilité des conflits humains, des guerres, de l’enlisement dans toutes sortes de superstitions, et jusqu’à la tendance autodestuctrice du psychisme humain.
Freud se rapproche du socialisme, car il estime que la révolte des masses opprimées est justifiée, légitime. Tout en doutant fortement d’un progrès réel des conditions de vie et des mœurs du fait de l’indéracinable égoïsme des hommes, qui pourrait s’enraciner dans la fameuse « struggle for life » Darwinienne à l’échelle humaine ( chez Darwin l’altruisme n’est valorisée que parce qu’il sert l’espèce, et ne le serait plus s’il la déservait, donc on ne sort pas de « l’insociable sociabilité », et qui plus est sans l’éthique Kantienne ; c’est pourquoi lorsque l’on tente de sauver la morale chez Darwin et qu’on l’oriente en plus vers la pensée Chrétienne, on se trompe lourdement ) Freud pense que la civilisation et ses raffinements, ses codes, ses interdits, s’accompagnent d’un refoulement pulsionnel toujours plus intense –ce qui explique d’ailleurs pourquoi les hommes issues de familles très cultivées souffrent plus de névroses que l’ordinaire ; l’expression « il n’est pas étouffé par la culture » pouvant s’inverser et donner : « il est étouffé par la culture » est à prendre au sérieux.
Ce refoulement pulsionnel, cette répression des instincts, ce sacrifice de la libido, cette médiatisation indéfinie de la satisfaction des pulsions est un terrible effort que la civilisation impose à ses membres, et cette restriction ne cesse de s’accroître et de contraindre les individus à plus d’abnégations.
Or, cette tension serait supportable, si elle était compensée par des activités ludiques, jouissives, émancipatrices, épanouissantes. Mais ces satisfactions équilibrantes ne sont accessibles que pour une infime minorité d’individus, Marx les appelait les maîtres, puis les seigneurs, puis les bourgeois, propriétaires du capital technique, des moyens de production auxquels la majorité n’a d’autre choix que de vendre sa force de travail et se faire exploiter –salaire équivalent au nécessaire pour la perpétuation de la force de travail- ou de se révolter.
Tant que la majorité des hommes n’aura pas accès à la possibilité d’une vie harmonieuse, ou le travail sert la vie, où l’on sait en définitive pourquoi l’on travaille, où l’on n’est pas dépossédé du fruit de son labeur, où la société est structurée de telle façon que la vie puisse offrir d’autres facteurs d’épanouissement, une majorité des hommes souffriront plus qu’il ne paraît tolérable en rapport à nos moyens techniques, aux avancées de nos savoirs, aux aspirations humaines. « Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux » disait Camus, simplement. Et il le vivait mal.
Dans « Malaise dans la civilisation » Freud légitime donc ce besoin irrépressible de l’humanité à plus de justice, contrepoids à son atavisme pour la « servitude volontaire ».
Et pour lui, les guerres s’expliquent simplement, à partir de l’insatisfaction généralisée imposée par la civilisation.
En période de guerre, on autorise les hommes aux plus grands débordements, quoi qu’on dise et en dépit des conventions, on les y encourage même, on va jusqu’à les honorer et les récompenser pour crimes de guerre souvent « transmutés » en actes de bravoure, et on fusille ceux qui s’opposent aux carnages, les mutins. Comment, dans ces conditions, résister ? Après des années de contraintes imposées par la civilisation, avec châtiments à la clé s’ils ne parviennent pas à canaliser leurs pulsions, leur agressivité, à intérioriser les tabous en vigueur dans leurs société particulière, sacrifice peu équilibré par des satisfactions de divers ordres lui donnant sens, voilà qu’on donne toute licence aux hommes, dans le massacre et le carnage, qu’on les y force même.
C’est d’ailleurs souvent les peuples les plus raffinés, les plus policés, qui commettent le plus d' horreurs en tant de guerre, et c’est logique, puisqu’ils se lâchent à la mesure de leur contenance (ex : Allemagne, et pire encore dans la cruauté, le Japon dont les agissements militaires révulsaient même les nazis).
Or, comme Freud n’était pas un partisan du retour à la nature, qu’il considérait en quelque sorte la civilisation et son lot d’inhibitions croissant comme un mal nécessaire, la seule façon pour que celles-ci n’éclatent pas en furie collective, c’est de satisfaire la grande majorité des individus par-delà ces frustrations, ces médiations pour une part –peut-être aussi quelque peu réductible, ne serait ce dans la restructuration du travail et de l’éducation- incontournables.
Donc la nécessité de changer de société , changement qui a paru nécessaire à Freud, compte-tenu des données et exigences de la civilisation, et qui plus est seul capable de prévenir la guerre et les débordements sanglants, est assez proche du point de vue Marxiste, ( il devrait aussi passer chez Freud, logiquement, par une réforme de l’économie, voire l’abolition de la propriété privée des moyens de production, mais je ne crois pas qu’il ait approfondi sur cela ) et reste, hélas, d’actualité.
Le corpus Freudien contient aussi un ferment propre à galvaniser la mouvance anarchiste.
Et pourtant, il juge l’existence des diverses institutions présentes nécessaires, puisque, considérant l’homme comme fondamentalement et primitivement égoïste, celui-ci ne peut se passer de cadre coercitif fixant des limites à l’expansion sans frein de ses forces vitales, à la recherche de la satisfaction pulsionnelle.
Mais si les institutions, le cadre sont nécessaires, il n’est pas question de se contenter de ce qu’elles sont, mais nous devons en assurer la refonte permanente, et sans cesse recommencée.
Freud ne s’est pas privé pour critiquer les préjugés populaires de type voyance, ou une certaine naïveté mondaine ésotérique (spiritisme…), ni pour remettre radicalement en cause et à leur place les religions, ni pour bousculer les tabous de son époque (sexualité infantile), ou bien créer sa voie malgré les critiques et le dénigrement du milieu médical, mettant un terme à sa carrière de neurologue, qui s’esquissait brillamment.
Il heurtait le système assez violemment, et sa norme n’a jamais été celle de la majorité.
Et puis, en plus de toute la vision globale que l’œuvre inclut, il y a les spécificités de la cure , passage obligé pour comprendre l’analyse de l’intérieur, et condition principale pour devenir psychanalyste. Et la thérapie est individuelle. Elle vise à permettre au sujet, entre autres, de se réapproprier son désir véritable. Et cela , on ne peut pas dire que cela se fasse contre, mais comme malgré les conditions objectives de la vie du sujet, de la situation du patient. C’est à dire que le principe de réalité conduit à des compromis, à des concessions inévitables, mais toujours en rapport avec le désir du sujet, où il faut bien tenir compte du réel pour que le patient parvienne à aboutir concrètement dans la réalisation de ses envies, de ses objectifs. Mais il ne s’agira pas de l’adapter à tout prix aux conditions qui lui sont faites, au mode d’existence qui lui est imposé. Si le patient s’ennuie dans son travail, nulle pensée conventionnelle et positive pour l’aider à se contenter de sa position, mais plutôt recherche des causes qui l’entravent, l’empêchent par exemple de changer de travail et nuisent à son épanouissement.
Cette recherche de la liberté individuelle qui se réalise au sein d’un monde conditionnant, limitatif, s’accompagne d’une forte critique de la religion, opium du peuple pour Marx, mais également pour Freud. La liberté ne peut s’acquérir que dans une perspective finie, avec la conscience des limites de sa propre énergie, ce qui conduit à s’interroger sur toutes ses pratiques, ce qui nous y pousse, si elles correspondent à un vrai désir, à une habitude, à une contrainte interne, à l’intériorisation d’une ancienne contrainte externe qui nous fait paraître inévitable une activité qui n’a plus lieu d’être, etc.
Or les religions, avec leur promesse de vie éternelle, conduisent à différer sans cesse la réalisation des ses désirs en cette vie. La psychanalyse aide à trouver les bonnes médiations en vue de l’accomplissement de ses désirs, les religions travestissent le sens de la vie de telle façon qu’elles prennent les moyens pour la fin, et qu’en définitive le croyant ne vit plus que des médiations, qui lui sont seules accessibles. Or on change la signification de sa mort lorsque l’on a renoncé à changer sa vie. On peut expliquer ainsi le retour du phénomène religieux comme corollaire de la fin des grandes idéologies révolutionnaires, qui visaient justement à changer la vie.
L’idée que les premiers seront les derniers, que les derniers seront les premiers ne poussent pas les opprimés à la révolte. Et la théorie du karma comme justification de l’ordre établi n’est pas vraiment émancipateur pour les intouchables.
Il est d’ailleurs possible de faire une critique du pari Pascalien à partir de cette idée que la liberté et le sens de la vie, de sa vie ne s’acquiert que dans l’acceptation de sa finitude. En effet, toute son argumentation tient dans la comparaison entre fini et infini. Ce qu’on peut gagner à parier, c’est l’infini, qui l’emporte sur le fini, d’où schématiquement que le pari de l’existence de dieu est forcément avantageux. Seulement, hormis le fait qu’il serait possible que Dieu, s’Il existait, sauve les incroyants, il faut considérer que si notre vie est tout ce que nous avons, elle prend un valeur infinie, absolue, et que donc nous avons autant à gagner à la vivre bien sans Dieu, centré sur « l’unique nécessaire » pour soi, que la gâcher en vivant pour une hypothèse, qui même si elle s’avérerait vraie, un ne nous jugerait pas forcément, deux nous donnerait l’équivalent de notre vie actuelle, dans la perspective où elle serait tout ce qu’on a.
Nous avons donc brièvement vu en quoi l’œuvre de Freud et la psychanalyste pouvait intéresser les anarchistes.
Le courant anti-psychiatrique (Ronald laing David Cooper : « Raison et Violence »), influent dans les années 70 mais tombé en désuétude, était proche de la mouvance anar.
Ils avaient aussi la plus grande estime pour Sartre, qui était un peu un père fondateur pour eux.
Par contre, si chez les anarchistes on rencontre des psychanalystes (Philippe Garnier), le courant de l’antipsychiatrie était plutôt hostile à la psychanalyse. Pour eux, elle était une « science » bourgeoise, et tous ses concepts autour de la pathologie, comme la névrose, étaient impropres, car, condamnant la société capitaliste fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme, il était normal, à la limite même sain, de tomber malade dans une telle société, ce qui change l’aperception de la maladie, et de ceux qu’on stigmatise comme malades.
Mais c’était un jugement rapide. S’il faut attendre la fin du capitalisme pour que l’état des patients s’améliore, on peut douter de leur apaisement relatif.
Et puis il semble que nombre de pathologies ne soient pas réductibles à la seule structure sociale et économique, et les parrains du courant anti-psychiatrique en ont convenus.
Leur influence continue cependant, notamment dans l’ethnopsychiatrie, où il s’agit de se décentrer par rapport à nos références Occidentales, de s’harmoniser avec les codes culturels d’autres civilisations et peuples, assez critique de la psychanalyse aussi, quant à la douteuse universalisations de ses concepts (complexe d’Œdipe dans une tribu où les enfants ne connaissent pas leur mère par exemple) , comme l’on s’est interrogé sur l’universalisation de la pensée Marxiste ( notion de lutte des classes et réalités chinoises).