Le pauvre Type dans son grand manteau noir.
Ceci est un testament. Quitter ce monde ne m’ôtera rien. Un monde que j’aimais pourtant mais dont je n’ai jamais pu saisir aucun bien. C’est un paradoxe que l’émotif, le sensible, le réceptif, le plus apte à apprécier ce que la vie peut donner, et donne à la plupart, est celui qui, justement, ne parvient pas à en profiter. Il arrive cependant, généralement, qu’il parvienne à surmonter son handicap. Mais il existe des hommes qui restent bloqués toute leur vie, en deçà de l’expression qui les sauverait au sein du monde. je fais, hélas, parti de ces hommes, qui n’arrivent pas à sortir d’eux-mêmes, prisonniers de leur singularité, de leur timidité littéralement pathologique. Puceau à vingt-cinq ans, ignorant tout du moindre des contacts sensuels, j’ai perdu tout espoir. Je suis en-dehors de la vie, en-dehors du monde, irrémédiablement décalé, à côté de tout ce qui fait le bonheur des gens.
Je viens juste de connaître un échec sentimental. J’avais remarqué une fille que je croyais en médecine. Elle connaissait une fille que j’avais aimé autrefois et à laquelle j’avais envoyé des lettres. C’est toujours comme çà que je fais, jamais de face. C’est mon problème. J’adopte spontanément l’indifférence, et, quand une fille me plaît, je l’ignore volontairement, je ne laisse rien paraître de mes sentiment pour elle, et, même, je regarde avec insistance les autres filles dont je me désintéresse totalement. C’est une attitude bien lâche, féminine, car ainsi j’espère savoir si la fille que j’aime m’a remarqué, et je désire provoquer sa jalousie, son envie, afin qu’elle prenne l’initiative. Le problème, c’est que les filles font, ont toujours fait pareil. C’est pour cela que çà n’a jamais fonctionné. Il n’y a rien eu de réel, de concret, que des suppositions, du rêve, des idées. J’ai compris tout cela progressivement. Il faut prendre des risques, y aller de face. Envoyer des lettres pour prendre contact est une erreur brisant net tout ce que la fille contenait ou pouvait contenir d’amour pour vous. Mais, avant, les lettres, je ne les envoyais même pas ! J’ai donc dû faire quantité d’efforts pour exposer franchement mes sentiments. Ce n’était pas suffisant. C’est ainsi qu’une fille dont je pensais qu’elle m’aimait devint radicalement insensible à mon charme à partir du jour, où, pour accélérer l’affaire, je mis directement dans sa boîte aux lettres une déclaration assez mal écrite, car je voulais qu’elle m’y voit à l’état ordinaire. J’employais donc des expressions du langage parlé, qui durent me desservir considérablement. Toujours est-il qu’elle n’y répondit que bien après le moment où je la lui envoyais, et m’écrivit des banalités comme « chacun a droit au grand amour », et elle ne prit pas la peine d’écrire tous les mots en entier, fit donc des abréviations, ce qui prouve le grand cas qu’elle faisait de moi, l’estime en laquelle elle me tenait. Je ne pus émerger du chaos qui s’ensuivit que par l’anticipation soigneuse d’une place pour une retraite dans un monastère, au cas où il arriverait ce qui est arrivé. Ce séjour me sauva, me requinqua, et je pus reconstruire suffisamment mon moi désordonné pour recommencer à vivre à nouveau. Mais ce genre de choc agit toujours plus en profondeur qu’on ne le croit, et les bases de la confiance en soi, à force de vaciller, sont si effritées qu’elles en viennent à perdre définitivement leur unité. Cette fille et les scories accompagnant sa présence m’affectèrent gravement et elles furent longues à oublier. Elle était, en effet, dans ma classe de lycée, et l’aimant vraiment, je ne pouvais donc l’ignorer qu’en m’endurcissant à outrance. Je fus donc porté par nécessité, durant ces deux années difficiles, à chercher différents moyens, méthodes, voies, pour vivre malgré elles. je fis ainsi diverses expériences : alcool, séjours en monastère, initiation au bouddhisme, errance forrestière, lectures multiples, participation insensée à deux tournois d’arts martiaux, ébauche de réflexion philosophique, et toutes ces petites aventures me firent supporter une vie difficile et déjà chargée, et me permirent de rester présent jusqu’au baccalauréat, que, malgré mes nombreux tourments, mes persistantes et obsédantes préoccupations, je réussis au passage à l’oral. je pus donc remplir un objectif de socialisation important. Moi qui n’avais rien, ni qualifications professionnelles, ni reconnaissance scolaire, aucun diplôme, en quoi que ce soit, tel Céline au retour de la guerre, une longue vie déjà derrière, je me retrouvais d’un seul coup bachelier et titré. L’université était la suite logique de tout ce parcours, de mon cheminement particulier, hélas hors-normes. C’est le drame de l’étranger. Rejeté, il tente l’assimilation dans un premier temps. Comme il reste l’autre, le différent, il survit dans la solitude en érigeant pour sa spécificité une dignité, une noblesse qu’il ne croit partager qu’avec les hommes d’un caractère supérieur, d’une nature ontologiquement séparée. Enfin, on meurt de la solitude, et sans maîtresse et sans amis, stoïque par nécessité, l’homme s’effondre quand sa lucidité lui montre que la vie, sa vie, n’a de valeur que par ce qui lui manque. Sa logique devient donc celle de la mort. Il est dans la mort plus que dans la vie. Il vit non dans la vie, mais dans la mort à laquelle il consacre sa vie à se préparer. Il finit par ne plus penser qu’à la mort, et à l’acquisition de la force de volonté qui la lui fera accepter dignement, calmement, sans souffrances. Sa vie est toute orientée vers la mort. Elle est une anti-vie qu’un manque de courage dans l’acceptation de la vérité élève faussement comme l’unique vraie vie. Il est, de fait, complètement à côté. Mais s’il se voit comme il est lui-même, comme ce que la vie est vraiment, s’il voit le temps perdu à ne pas jouir et à souffrir ( par sa volonté de ne pas souffrir ), alors il abandonne toutes ses positions antérieures, et cherche à opérer un retour à la normale. Seulement il s’est trop éloigné, et ne peut plus revenir. Les illusions qu’il se faisait sur lui-même cèdent au constat de son inaptitude en tout. Au personnage de romantique exacerbé, enfoncé dans ses magnifiques, insondables et inconnues souffrances, qu’il s’était cru, est substitué le minable, incapable de la moindre action d’envergure comme des actes ordinaires que tous les autres font. Toutes les rêveries qui justifiaient ses faiblesses sont remplacées par la réalité qui n’est que ses faiblesses. Il perd la croyance en son génie, mais ne limite pas sa chute par l’acquisition du titre d’homme mature et responsable. Il est donc, enfin, le dernier des hommes. Toute cette description d’un itinéraire maudit est la description de mon itinéraire maudit. Je me suis donc partiellement décrit, et mes espérances folles, et mes angoisses de raté. Je me retrouve en faculté de philosophie, n’ayant jamais fait l’amour, ni caressé les seins d’une fille, ni humé l’odeur de son sexe, ni palpé avec l’assurance et l’audace d’un mâle dominant donc abruti, ou bien avec la timidité d’un littéraire caricatural, les fesses rebondies et animales des jolies demoiselles comme des plus laides. Je n’avais, non plus, de ma vie, goûté les lèvres d’une femme, et je n’avais jamais étreint, serré, pressé contre moi une femme désirée, dont j’avais envie, et qui m’appelait pourtant, ou du moins je croyais qu’elle m’appelait. Héros d’un roman de Dostoievski, errant, buvant, écrivant, voué à finir au bagne, à l’asile, ou suicidé, cherchant une seconde chance dans l’amour d’une jeune fille pure, qui l’aimerait, le comprendrait et lui pardonnerait ses violences spontanément, jeune fille idéalement rédemptrice, Aglaïa qui ne serait plus ignorée, mais adorée, voilà où j’en étais.
Je me posais sérieusement la question de mon avenir. Moyen ou nul en tout, ayant tâté d’à peu près tout, ayant été tour à tour ou simultanément aventurier sans sens pratique, guerrier à la constitution débile, sportif dont les prouesses avaient pour élément de comparaison principal celles des membres de ma famille squelettique, mystique me brisant les membres par ma rigueur ascétique extraordinaire ne m’amenant que des réflexions pessimistes et athées, moins habile dans l’usage de mes mains que ne l’est une femme, il me restait à découvrir que mes pulsions m’empêcheraient la constance nécessaire dans le travail pour être un intellectuel brillant ; qu’étant moins viril que je l’imaginais, je ne deviendrais jamais un séducteur ; que ma voix faible était définitivement incompatible avec la concrétisation d’un de mes vieux rêves, devenir comédien, et, enfin, je me rendrais compte que, vieilli, usé, quand je croupirais avec ma misère dans des bars sans vies, des bars désespérés, je n’aurais même pas la satisfaction d’être écrivain, n’ayant pas l’énergie suffisante pour me forger un style et construire des histoires pleines de détails non psychologiques.
Si le philosophe Husserl cherche à évacuer tout psychologisme, moi, je ne m’intéresse qu’au psychologique et je ne peux m’enthousiasmer que pour ce qui a trait aux sentiments, à l’affectif. A la faculté, je ne me fis que des relations sans grand intérêt, avec lesquelles j’avais des conversations intellectuelles d’un niveau de tout premier ordre, certes, mais pas de réelles affinités, de correspondances affectives, d’amour. Je finis pourtant par me faire une amie. Elle était en maîtrise de philosophie, et était ma tutrice, mais, pas attitrée, elle l’était de tous les élèves. Jamais je n’ai été aussi heureux qu’avec elle. Nous avions une même façon de pens’e, des angoisses similaires. Nous nous voyions régulièrement, et j’attendais avec hâte, quand je l’avais quittée, la prochaine rencontre, essayant cependant de ne pas trop y penser, de ne pas vivre que pour cette rencontre, connaissant trop les pièges de l’exclusivité. Hélas, un malentendu survint. Elle était déjà importunée par un amoureux encombrant qu’elle n’aimait pas. Quand je vins sonner chez elle, pour lui souhaiter simplement bon Noël, lui conseiller la prudence sur les routes, et la remercier de la joie qu’elle me donnait, joie amplifiée démesurément par mon passé infernal, qu’elle ignorait, elle pensa que je l’aimais et crut, sans doute, que j’allais me muer en un empoisonneur permanent de plus . Aussi son accueil fut glacial. Elle me tua. Je pleurais sans discontinuer pendant deux jours, m’effondrais, me ressourçais, c’est une habitude, grâce à une semaine, non préparée cette fois, passée en monastère, et ne lui pardonnai pas. Elle devait m’aimer quand même, car elle tenta, à plusieurs reprises, de se réconcilier avec moi. Mais, à chaque fois, je feins de l’ignorer, pour lui montrer que je n’étais pas un jouet qu’on pouvait manipuler à sa guise, tout en pensant que je pourrai renouer avec elle. Mais elle se lassa, et je ne renouais jamais. J’avais , au moins, pour une femme dont je n’étais pas amoureux, mais que j’estimais, maîtrisé la tentation que j’avais eu de lui écrire une lettre, et pris le risque de l’affronter de face. J’avais donc pris le risque de perdre ma vie pour la sauver, et je l’avais perdue, mais j’y étais allé. J’allais encore la perdre, de toute façon. Mais je me demandais si je n’étais pas maudit. Il y avait toujours une raison pour que je sois seul, pour me pousser au suicide. Soit les femmes évoluant dans le milieu momentané où je survivais, armée, brevet professionnel avorté, philosophie, ne me plaisaient pas, et alors, qu’elles m’aimèrent ou non, cela ne changeait rien, soit il n’y avait tout simplement pas de femmes, comme dans le centre fermé où je passai quelques mois, soit encore elles me plaisaient mais je ne leur plaisais pas, ou bien on se plaisait mais l’émotion m’empêchait tout approche vraie, et quand elles-mêmes approchaient, je fuyais. D’autres fois, je tombais sur une femme que j’aimais immédiatement, que je ne laissais, apparemment, pas indifférent, et tout semblait réuni pour l’union, puisque je me sentais l’audace de faire le premier pas. Mais nous étions sur un quai de gare, dans un café où elle était accompagnée, dans le train, dans un restaurant où je ne devais plus jamais retourner, et ces moments de grâce ne pouvaient pas, pour se reproduire, compter sur le futur où j’aurais pu savoir où la rencontrer à nouveau. Ainsi, je pensais bien être maudit. J’étais bien comme Kierkegaard, condamné à cause de mon père. Mon père ne s’était-il pas comparé à Kierkegaard, dans sa jeunesse, et, adulte, ne ressemblait-il pas étrangement qu sien ? Car mon père s’était lui aussi promis à Dieu, et il avait prêté le serment de le servir ou de mourir. Et il l’abandonna, se maria, eut deux enfants, mon frère et moi, et prépara une maîtrise de philosophie sur Stirner, le fondateur de l’anarchie le plus radical, le plus anticlérical qui soit, et le précurseur de Nietszche. Il trahit donc, et mon frère et moi souffrons.
Les femmes ne semblent m’aimer que quand je les ignore. Peut-être est-ce finalement le mystère dégagé par mon indifférence, mon détachement apparent qui les attire, en les intriguant, attisant leur curiosité ? Mais que je me montre tel que je suis, et l’amour disparaît. Que je laisse voir l’émotion qui me submerge, mon vrai moi loqueteux et incapable d’articuler le moindre son clairement et distinctement, et c’est la fin. Pour qu’une femme que j’aime puisse ne pas être effrayée, puisse m’aimer si j’ose l’aborder et m’exposer au ridicule d’une incapacité totale, de la perte de tout empire sur moi-même, il faudrait qu’elle me sache déjà comme cela, et m’aime comme cela, et m’aime pour cela. Il faudrait donc que nous nous aimions déjà, et, pour cela, il faudrait que nous nous rencontrions assez régulièrement, car, autrement, je ne pourrais que me rendre ridicule. Je ne serais pas alors pour elle l’homme brisé qui l’inspirerait et qu’elle voudrait reconstruire et sauver par son amour et tous ses soins. Je ne serais qu’un homme à l’apparence banale, dont l’émotivité passerait au mieux pour bêtise, au pis pour folie, et pour lequel elle n’aurait qu’indifférence, ou, peut-être, si elle ne dispose pas d’une sensualité particulière lui dévoilant d’un seul coup les trésors méconnus du fantôme titubant qui tente de la séduire, aurait-elle de la répulsion pour cet être, qui est moi. Quel monstre je suis ! Pourquoi doit-on tant souffrir pour qu’il en sorte quelque chose de bien ? Et s’il n’en sortait rien ?
J’étais donc seul, j’avais toujours été seul, je n’espérais plus rencontrer personne. Mais, devenu lucide, je savais ce qui donnait à la vie sa valeur, son sens, et je savais maintenant que la façon dont j’avais survécu jusqu’ici malgré une vie invivable, avait été une fermeture, un repliement sur soi, une recherche de l’autosuffisance qui, si on y accède véritablement, équivaut à précéder la mort avant de mourir et sans mourir, parce que le détachement supprime tout ce qui rend la vie intéressante et agréable. Aristote dit qu’une vie sans amitié est une vie nécessairement imparfaite. Une vie sans amitié et sans amour est une vie nécessairement et complètement ratée. C’est pourquoi je n’avais plus envie de résister en contrôlant le flux des images dont dépendaient, en partie, mes sensations, et dont dépendaient totalement mes sentiments, mes émotions, mais j’avais, au contraire, envie qu’elles m’imprègnent, qu’elles sortent de partout, qu’elles contaminent tout le reste, qu’elles me fassent craquer, pour que je casse enfin la rigidité, le maintien artificiel joué, la gravité qui m’empêchaient de m’épandre au-dehors, dans le monde, de me faire connaître, de rire et de chanter avec les autres, d’être vivant avec des vivants, et non plus mort parmi les vivants, vivant uniquement orienté par l’angoisse de la mort, non plus vivant seul. Dans ses perspectives, ses vues, la lucidité me tuait progressivement, me dévorant le cœur, les tripes et l’âme. Il n’y avait pas d’issue. Je ne pouvais boire, ayant risqué ma vie au moins quatre fois déjà par des prises de boisson illimitées, mais je buvais quand même. Qu’est-ce que l’on pouvait me reprocher ? A une certaine époque, époque qui dura en fait plusieurs années, je réglais tous mes problèmes comme cela, les noyant véritablement. Puis j’avais arrêté, ma santé déclinant dangereusement et m’inquiétant pour mon cerveau. Mais après plusieurs années d’efforts, où je me contentais, sans aucune compensation, de tisane, de thé, de limonades, la tristesse, la tension, les angoisses, les craintes multiples, les doutes sur l’état de ma santé mentale, la conscience du temps, des jours passés sans gain d’aucune sorte, m’ont poussé à reprendre mes anciens vices. Même l’homme le plus endurci craque, seul, hormis le cas limite de l’homme profondément amorphe, à la conscience tellement réduite qu’on ne peut plus vraiment dire qu’il est un homme, puisqu’il ne réfléchit plus rien. La preuve de ce que j’avance, c’est que le légionnaire dont l’engagement se termine ne résiste pas à la solitude qu’il gagne en acquérant sa liberté, et le samouraï privé de son ordre sombre dans la débauche et devient pitoyable, perdant la force de se suicider et s’attachant à une vie misérable qu’il était prêt à quitter quand elle était honorable. Qu’on ne me dise pas, alors, que l’alcool ne sert à rien. S’il ne résout pas les problèmes, il offre au moins l’oubli momentané. On ne peut toujours affronter les obstacles de face, quand on est un homme, et choisir, si on peut appeler ça un choix, la mort. C’est peut-être un heureuse issue pour l’homme naïf, qui s’est trompé volontairement ou involontairement sur ce qu’elle est, mais pour l’homme lucide elle est la mort, c’est-à-dire la fin de l’espoir, la fin de l’amour, la fin de la vie. Après, il n’y a plus rien.
Toutes ses réflexions n’encouragent pas l’enthousiasme. La tête souvent déconfite par mes propres pensées, je ne pouvais guère séduire les filles qui veulent des hommes sûrs, ne doutant que ce qu’il faut pour ne pas être tout à fait bêtes, insouciants et simples. Un jour que je me demandais si j’aimais une fille au violoncelle rencontrée dans un train et que je voyais de temps en temps dans la ville où j’étudiais, je m’installai pour travailler dans une bibliothèque face à une fille assez jolie, mais tout de même assez quelconque. Nos regards se croisèrent et je crus deviner une curiosité spontanée et de l’empathie pour ma personne. Mais je me dis que, par rapport à la fille au violoncelle, que le travail surproductif de mon imagination avait déjà sacrée impératrice, que j’étais déjà prêt à servir courtoisement, reine pour laquelle j’optais spontanément pour un sacrifice anticipé, la fille assez ordinaire qui me faisait face ne pouvait rivaliser. Cependant, son visage, ses manières s’imprimèrent en ma mémoire, suffisamment pour que je la reconnus aussitôt que je la revis. Elle parlait abondamment, et était apparemment une fille de caractère, une meneuse. Elle accompagnait sa conversation de nombreux, très féminins mais néanmoins énergiques gestes des mains. Elle était tout à fait le genre d’héroïne de roman russe, flamboyante tout en restant simple et bonne, fille à grand appétit sexuel mais qui se défend farouchement des tentatives de contact trop osées s’ils viennent d’hommes qu’elles n’aiment pas, qu’elles n’estiment pas. Elle était de ces jeunes filles qui ne sont prêtes à se donner qu’aux hommes dont elles savent, qu’en plus de leur propre amour pour eux, elles en sont aussi aimées, et qui sont prêtes à se venger de ceux qui les trahissent, ou surtout ont cherché à en profiter par le jeu des sentiments, avec une grandeur effrayant les hommes qui n’ont pas compris et qui ne peuvent pas comprendre qu’on n’humilie pas impunément des déesses, juste grandeur donc, parce qu’elle sied à leur nature impériale et sainte. Qu’ils pourrissent dix mille fois en enfer, ceux-là qui osent attenter à la pudeur de ces femmes ! Pour ma part hélas, je ne sais si elles existent ailleurs que dans les romans. Il me semble, pourtant, en avoir aimés, et en avoir été aimés, il me semble donc qu’elles existent. La fille qui emplissait progressivement ma conscience, qui allait, si je n’y prenais garde, la remplir intégralement, était de ce type qui m’ensorcelle, ou m’enchante selon la perspective, mais, quelle que soit la position, me rend malade. Je la vis donc parfois au restaurant universitaire à midi. Elle aussi me remarquait. Je vis, un soir, une fille dont je savais qu’elle la connaissait, les voyant régulièrement ensemble. Le lendemain, tandis que j’étais à manger avec un bon copain un peu aventurier, je les vis venir s’installer à côté de nous. Pourtant, celle que j’aimais déjà ne mangeait jamais dans ce restaurant le soir. Son amie qui venait, elle, de temps en temps, avait donc dû lui parler de moi. Je me troublais aussitôt, changeai de voix, et mon ami s’aperçut bien du changement puisque j’étais toujours volubile avec lui, et que là je lui montrais clairement par mon comportement global que j’aspirais, subitement, au silence. A mon avis, il comprit, car mon mutisme coïncidait exactement avec l’arrivée des deux filles, qui se mirent à notre table. Evidemment, comme à mon habitude, je ne fis rien. Je me contentais juste d’un regard quand, après qu’elle se soit levée et eut rangée son plateau, il n’y avait plus qu’une faible probabilité de contact réel, donc de danger pour moi, vu mon tempérament et mon inexpérience. Elle ne fit, elle, durant tout le repas, que tourner la tête en ma direction et m’appeler d’un regard langoureux. Son regard fut encore langoureux, et clair de significations quand j’osai lui montrer subrepticement qu’elle me plaisait. Je la revis encore quelquefois par la suite, la croisais à la bibliothèque sans jamais lui adresser la parole, ou bien, marchant dans les rues l’un à la rencontre de l’autre, nous nous croisions en nous glissant un regard complice, au sens évident de sa part, moins explicite de la mienne. Il nous arrivait de marcher un certain temps côte à côte, nous ignorant mutuellement, parce que je le voulais ainsi, ou plutôt parce que ma propre nature m’y contraignait. J’écris ceci pour bien montrer que c’est de ma faute si rien ne se passa entre nous. Un jour où, sachant qu’elle travaillait tel soir à la bibliothèque, je m’étais jurer de l’y retrouver et de me conduire comme un homme se conduit, c’est-à-dire d’aller au front, je tombai sur ma vieille ennemie, celle avec qui j’avais fait l’erreur d’envoyer une lettre pour la séduire, erreur qui n’en était pas une en fait, car si elle m’avait vraiment correspondu, elle aurait aussi aimé la lettre, ou m’aurait aimé malgré la lettre. Je ne lui disais à peine bonjour, quand je la croisais de près. Alors là, je la regardais à peine, car elle était loin. Je ne lui fis même aucun signe, et ne m’approchant pas, je continuai à arpenter les différentes salles où j’espérais trouver la nouvelle. Finalement, ne la trouvant pas, je descendis lire, dans la salle consacrée à cela, quelques revues. Au moment de la fermeture de la médiathèque, en sortant, je tombai nez à nez, à quelque distance quand même, de la fille qui avait gâché mes années de vieux lycéen. Je reçus un choc car elle me causait encore un effet assez violent. On n’est pas amoureux d’une femme deux ans de sa vie sans en être marqué indélébilement. Mais là, je reçus un double choc, car je vis, l’instant d’après, la fille que j’étais venu chercher. Et elles se connaissaient ! Je fus stoppé net, et, tournant les talons, je m’enfuis précipitamment. Je ne sus, sur le moment, qu’en penser. J’eus un moment d’incertitude, de flou de conscience, de vertige corporel. Puis, l’exaltation me prit. Une onde de joie enveloppa mon âme et la déborda. J’eus en effet le pressentiment qu’elles se parleraient, et pas en ma défaveur. Au contraire, je crus même que la fille que j’aimais, exposant son attirance pour moi à la fausse Aglaïa, allait raviver l’amour de celle-ci, qu’elle n’avait peut-être d’ailleurs jamais eu et que peut-être je n’avais fait que supposer. Je pensais, aussi, que la lycéenne allait lui raconter ce qu’elle savait de moi, et faire une apologie plus qu’un pamphlet. C’est qu’il y avait beaucoup à dire, et ce qui était connu n’était pas ce qui était déshonorant, déclassant pour un lycéen, que j’avais réussi à masquer, en n’en parlant pas. Les lettres me rendraient romantiques, l’alcoolisme torturé, les poésies publiées au journal du lycée intéressant et sensible, le centre fermé me ferait paraître viril, le service militaire, aventurier, mon silence sur les femmes, mystérieux, et mon actuelle situation d’étudiant en philosophie, en voie de rédemption. J’oubliais ma réputation d’expert en combat à mains nues qui ajouteraient du caractère et de l’étrange à l’ensemble, ainsi que mes séjours en monastère chrétien et en temple zen, qui achèveraient sur elle la fascination que j’exerçais sur les autres. Tout cela était connu, circulait, et j’étais, au lycée, presque un demi dieu, une légende avec laquelle il était préférable d’être en bons termes, un caïd bien orienté, attentionné et protecteur des plus faibles, pacifique, mais encore dangereux, toujours craint, et assez aimé. J’allais donc certainement, par leur émulation mutuelle, les avoir à mes pieds toutes les deux. Tout ce mouvement enchanteur fit place à une brusque angoisse, un revirement quant à ce que celle qui me connaissait pourrait dire à l’autre, et comment l’autre le prendrait. Car tout cela pouvait faire peur. La lycéenne n’avait-elle pas confié à un ami à moi, qui me le répéta et fut moins mon ami, qu’elle avait eu peur de moi. Il est vrai que je la suivais jusque chez elle. Il est vrai, aussi, que, la deuxième et dernière lettre que je lui remis -où je tentais de la séduire en lui expliquant que ce qu’elle avait de mieux à faire, c’était de rester avec l’homme qu’elle prétendait aimer alors, son « chéri » d’alors, et c’était bien mal s’y prendre- je la lui remis donc courageusement en mains propres, mais elle ne m’aimait plus, mais je m’étais rasé le crâne pour être plus terrifiant avant ma seconde et dernière participation à un tournoi d’arts martiaux qui se déroulait à Paris, mais, enfin, je l’appelai du bas des escaliers quand elle était en haut, tout rougissant et bafouillant, m’exprimant de manière monstrueusement incompréhensible, et par conséquent m’approchant d’elle pour rendre intelligible ma voix déformée et lui donner ma lettre. Il y avait donc de quoi être impressionné, de quoi avoir peur, et j’eus donc peur qu’elles eurent peur. Puis les vacances d’été arrivèrent et nous nous séparèrent. Je pensais maintenant aux deux filles en même temps, et je ne savais laquelle j’aimais réellement, car l’une m’enthousiasmait pour l’autre, et je ne m’étais jamais totalement débarrassé de mon amour pour la lycéenne. J’appris par un copain du lycée que je ne la reverrais probablement plus, ou très peu, car elle préparait une maîtrise dans une autre ville. Toute cette histoire perdit du charme pour moi, liée qu’elle était à un ensemble dont sa valeur n’était pas dissociable. Je continuai cependant à aimer l’étudiante, dont je connus mieux les inclinations. Je sus son nom, qu’elle étudiait la médecine, fréquentait assidûment le « café des arts », ou le serveur me dit que j’étais sûr de la trouver à telle où telle heure, serveur sur lequel je m’épanchais d’ailleurs continuellement. Je sus aussi qu’elle pratiquait le volley-ball, et ce sport qui m’avait toujours laissé indifférent, que je n’aimais pas regarder et dont je n’aimais pas jouer, m’intéressa subitement, comme m’intéressèrent les résultats brillants de l’équipe masculine de la ville. Malgré mes nouvelles facilités –je pouvais la rencontrer comme je voulais- je me débrouillais pour n’aller dans le café qu’elle fréquentait que lorsque je savais qu’elle n’y était pas, et je me contentais, en passant, de jeter un rapide regard à travers la vitrine quand je savais qu’elle y était. J’avais prévenu le serveur, un serveur bien sympathique, que si nous nous trouvions ensemble, elle et moi, je n’oserais sans doute pas l’aborder, afin qu’il comprenne mon attitude peu audacieuse. j’attendais donc, comme je l’avais toujours fait. Mais étais-je donc à ce point lâche ? Il fallait franchir le pas. Le problème, c’est que, si cela fonctionnait, je ne savais s’il fallait lui cacher mon inexpérience, dont elle se rendrait compte de toute façon rapidement, quand le premier baiser qu’elle m’offrirait me ferait défaillir, et causerait mon évanouissement, ou s’il fallait risquer le tout pour le tout en me mettant à nu. De toute façon, un bouleversements s’ensuivrait, m’ouvrant un monde de volupté et de normalité d’un seul coup, peut-être trop violemment pour que je puisse le supporter. Mais il se pouvait aussi qu’elle m’ignora totalement, que je me sois complètement trompé, en m’illusionnant par une interprétation servant abusivement mon sens et mes espérances. N’est-ce pas, après tout, ce que me dit la lycéenne, quand, à l’université, je lui demandai des explications définitives ? Elle me jura, mais les femmes savent mentir, qu’elle ne m’aimait pas avant la lettre, qu’elle ne m’avait jamais aimé. Cependant, me connaissant, supposer que j’aurais tenté une action si je n’avais pas été absolument sûr de son amour est une hypothèse dénuée de fondements. Il subsiste par conséquent, malgré ces aveux, de fortes chances pour qu’elle fit l’actrice, car avouer qu’elle m’eut aimé aurait été une véritable invitation, une justification de nouvelles tentatives de séduction de ma part, qu’elle ne voulait pas puisqu’elle ne m’aimait plus. Ainsi, aujourd’hui encore, je reste dans l’expectative et je ne sais si elle m’a aimé ou si tout était illusion. Je craignais donc m’être trompé sur les sentiments de ce nouvel amour, de ce nouvel espoir. Je redoutais ne pas pouvoir supporter un énième échec et, me décomposant littéralement, je supposai, si je m’étais encore illusionné, que, craignant la folie, j’étais peut-être déjà fou, et qu’il me fallait donc cette fois en finir pour ne bon. j’envisageais donc, en cas d’échec, de me jeter dans le Clain, rivière traversant la ville. Enfin, je me décidai à ne pas être lâche. J’allais, un soir, au bar où elle avait des chances de se trouver. Elle vint effectivement peu après mon arrivée. Le serveur me sourit d’un air de connivence et me dit que j’avais bien de la chance, que j’étais un sacré veinard. Elle pouvait l’entendre. La gêne me fit impérativement grossier et je lui dis de fermer sa gueule, sur un ton qui ne souffrait aucune contestation. Il comprit que je ne plaisantais pas. L’affaire était sérieuse. Elle était venue, seule, et avait rejoint un groupe d’amis. Elle n’était pas loin mais me tournait le dos. Automatiquement, je pris mon air indifférent habituel, et je regardais des filles du côté opposé. Je me souvins que je ne voulais pas être un lâche, de mes résolutions, et contraignis ma nature en orientant ma tête dans sa direction et en la fixant. Mais elle ne se détourna pas. Elle ne me regarda pas, et, quand ses amis partirent, elle les suivit, puis s’en alla, je le vis à travers la vitre, seule. N’en pouvant plus, je décidai de la suivre à distance, car je ne savais toujours pas où elle habitait, et j’en apprendrais plus. Elle disparut de ma vue un moment et, sans doute, voulut voir un de ses amis, mais trouva sa porte close, car sans même que j’en prenne clairement conscience, elle fit volte-face, et se retrouva à trois mètres de moi, la tête haute et fière, le corps droit, et marchant à vive allure. Peut-être, après tout, regrettait-elle comme moi l’occasion manquée et désirait-elle revenir m’affronter. J’eus à peine le temps, dans la nuit noire, de m’apercevoir nettement que c’était elle, que, sans plus d’hésitation, je l’interpellais. Elle prit un air étonné, et je m’approchai d’elle. Entamant la conversation, je sentis qu’elle ne mettait aucune grâce à y entrer, et que ce n’était pas là une indifférence feinte qui n’avait plus lieu d’être. Elle semblait ignorer même mon existence. Elle me mentit, en me disant qu’elle étudiait la psychologie, ce qui était impossible, car, travailleuse, elle n’aurait pas séché tous les cours, et elle passait toutes ses journées en centre ville où était la faculté de médecine, tandis que la faculté de psychologie était trop excentrée pour que j’en crus un mot. Evidemment, tout s’effondra. Je m’étais trompé, une nouvelle fois. J’étais donc bien fou. Je perdais tout espoir d'un lien concret, charnel et permanent avec une femme. Ma vie perdait tout son sens. C’est pour cela que j’ai décidé d’écrire, pour exposer les raisons de mon acte, et le justifier. C’est une trop grande souffrance que de supprimer, dès qu’on commence à aimer, toutes les représentations de l’objet de notre amour, de tuer l’amour dans l’œuf pour ne pas être submergé par ses aspirations, pour continuer à faire son devoir, à travailler pour survivre, car on détruit ainsi pour survivre tout ce qui donne à la vie sa valeur incommensurable, le bonheur par l’amour. J’ai donc choisi d’y céder, et les choses n’ont pas tourné comme je le désirais. Je n’aurais même pas la consolation du vers de Vigny « Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse », car je sais que ce vers est faux, et que rien n’égale la voix de la femme aimée. Je pars donc tourmenté, mais fier de ce dernier travail. Adieu.
PS : Faites désormais attention, autour de vous, aux Michkine ignorés. Parlez-leur et couvez les !