Le drame du philosophe, du penseur, c’est que la clarification des idées n’apporte aucune espèce de soulagement. Lorsqu’on s’en aperçoit, c’est un choc. Et plus on approfondit, plus on s’enfonce. La conscience et les idées ne sont pas la même chose. Et croire que son bonheur dépend de la richesse ou de la variété de ses idées est une erreur. Et pourtant, ce que l’on pense a un impact sur notre vie. Etre pour ou contre l’apartheid, catholique ou athée, libéral ou communiste implique des comportements, des associations, des vies différentes. Mais, à mesure que le penseur pense, il s’isole. Il perd son aptitude à communiquer, à entrer en relation, car il lui faut toujours s’adapter, calculer, et même ainsi, il doit masquer, travestir, atténuer sa pensée.
Or, si sa plainte est légitime, il faut reconnaître que cet isolement est inéluctable. Il est logique, pour un être dont les efforts consistent à s’extraire des préjugés, de se trouver rejeté par les masses et le système qui veulent perpétuer ces préjugés. Platon l’a magnifiquement illustré dans l’allégorie de la Caverne. Tout groupe tend, pour se constituer et se maintenir, au conservatisme et à la sclérose de la pensée.
Il est périlleux de ne pouvoir adhérer pleinement à aucun groupe, libéral, communiste ou anarchiste, bouddhiste, catholique ou athée, stoïcien ou hégélien, et c’est pourquoi le philosophe authentique, décalé, ne peut qu’être compagnon de route, ce qu’on lui reproche toujours, sa singularité déviante qui refuse la fusion totale, l’endoctrinement, le consensus. Il est le trouble-fête, l’empêcheur du lynchage jouissif, on lui fait payer cela, et l’histoire lui donne néanmoins raison.
Ainsi Brian par exemple, ne croyait pas au mérite. De même qu’on ne choisit ni son intelligence ni sa vivacité d’esprit, son énergie, on n’est pas à l’origine de son propre vouloir. Ainsi, lorsqu’on dit « il a réussi, parce qu’il voulait réussir », comme si l’on stigmatisait les autres hommes d’un manque de volonté s’ils ont échoué, de n’avoir pas eu assez envie de réussir, d’être responsables de leurs faiblesses, on moralise un processus physiologique. Vouloir n’implique pas pouvoir. Il se trouve que nous avons l’intuition de nos propres possibilités, et qu’en général il existe une concordance naturelle entre ce que l’on veut et ce que l’on peut. Un débile léger n’aura pas le désir de créer une œuvre comme celle de Dostoïevski. Mais si, exceptionnellement, c’était le cas, vouloir et pouvoir seraient désaccordés, et sa bonne volonté n’y pourrait rien. La volonté, au sens moral, n’a pas sa place. Elle est une fiction, comme le libre arbitre. Et c’est une perspective, encore une fois, révolutionnaire.
L’erreur principal de Marx, n’avoir pas vu qu’on était essentiellement des animaux hiérarchiques, avec le besoin de se faire reconnaître, de dominer, ne serait-ce que pour survivre, pour les mâles posséder des femelles, pour les femelles sélectionner le meilleur mâle reproducteur, et donc que nous luttons pour prendre notre place, exister, fut-ce au détriment des autres, et que l’égalité, au fond, nous n’en voulons pas. Nous désirons la reconnaissance, qui implique la distinction, et donc l’inégalité. Pour une politique efficace, nous devons prendre en compte l’utilitarisme.
Tous les prêcheurs d’amour médiatiques cherchent en fait leurs expressions personnelles en saturant l’espace public, et servent leurs intérêts biologiques. C’est ainsi qu’ils écrivent trente livres, et ressassent les mêmes niaiseries et platitudes.
On entend sans cesse fustiger l’ego. En réalité, il faut être réconcilié avec son ego, pas le supprimer. Celui-ci nous a été donné par la nature, il a donc une fonction. C’est parce qu’ils manquaient du narcissisme indispensable pour vivre que Staline ou Hitler ont compensé par de la mégalomanie, non par excès de narcissisme. Moi faible et peu assuré.
De même que l’ego a son utilité, colère, jalousie, souci de l’apparence, si décriés, existent dans le monde animal, et ont leurs vertus évolutives.
Une spiritualité digne de ce nom ne peut faire l’économie du réel.