Quelques perspectives.
La véritable philosophie est, aussi, critique, subversive. Comment la concilier avec les objectifs de rentabilité, de performance, de productivité de l’entreprise ?
Absurde les récupérations par le management de pratiques contemplatives, tels le « tao management », la « pleine conscience ». Le tao, c’est d’abord l’éloge du vagabondage, de l’oisiveté, du détachement dans un esprit très « transcendantalisme américain ». Quant à la pleine conscience, qui égrène un tissu de platitudes et propose comme solution à tout problème de vivre un instant présent dont l’existence est contestable, il prend les choses à l’envers. Plutôt que de changer les conditions objectives de travail, il vise à adapter les individus pour qu’ils tiennent le coup dans des conditions déshumanisantes, tout en les culpabilisant avec l’idée d’un mérite, d’une responsabilité fondée sur une liberté absolue et inconditionnée qui n’est qu’une fiction métaphysique.
Et que dire de la PNL, ni philosophique ni scientifique, qui sévissait dans les entreprises il y a peu, remplacée peu à peu par la « mindfulness », et par le retour de l’hypnose, non l’hypnose issue des travaux rigoureux de François Roustang, mais celle d’écoles tenus par des charlatans qui font payer des sommes extravagantes pour des formations et diplômes dont les intitulés et programmes font horreur, et qui parfois utilisent des concepts philosophiques ou scientifiques mal assimilés pour gagner en crédibilité ! De la pure escroquerie…
Associer philosophie et démocratie me semble hasardeux. Des philosophes, et non des moindres, à commencer par Platon, ne la tenaient pas en grande estime. Le triomphe de la majorité, c’est aussi celui de la médiocrité, telle qu’elle règne actuellement, presque partout. Est-ce intrinsèque à la domination de la masse, ou est-ce le résultat d’une démocratie dévoyée, c’est discutable.
L’idée d’une transmission populaire de la philosophie, oui bien sûr, mais à partir des textes, des œuvres. La philosophie est une discipline exigeante, comme la physique, la biologie, et il me semble étonnant de citer Kant pour se dédouaner d’une vulgarisation outrancière. « On n’apprend pas la philosophie, on apprend à philosopher ». Certes. Mais Kant était un génie d’une part. D’autre part, il connaissait très bien la philosophie. Qu’aurait-il créé, sans Leibniz, Rousseau, et surtout Hume le réveillant de son sommeil dogmatique ? C’est donc à partir des œuvres que l’on se hisse hors des conversations de bistro.
La philosophie n’est pas une « école de coaching », comme je l’ai lu, et se servir, comme je l’ai souvent vu, d’arguments extraits des Stoïciens, de Spinoza, de Nietzsche, de Bergson, hors contexte, et pour faire autorité, sans exposer les failles et fragilités de ces penseurs, ce n’est pas sérieux, si l’on prétend faire autre chose que de l’ornementation philosophique managériale.
Même si je ne souscris pas aux thèses existentialistes, et si je préfère Lucrèce, Montaigne, Freud ou Darwin, Sartre a bien montré la différence, dans « Plaidoyer pour les intellectuels ? », entre le technicien du savoir, qui opère une synthèse artificielle entre l’universalisme, l’efficience de la science et l’idéologie particulière, dominante, technicien du savoir parasite remercié par le pouvoir, et l’intellectuel, qui choisit la vérité au détriment de l’idéologie et des valeurs établies, et est donc exclu des privilèges que la classe dominante accorde. La philosophie est cette prise de risques. Et des grands noms, subversifs, comme Darwin, Henri Laborit, François Roustang, sans être philosophes, font œuvres de philosophie.
Quelle tristesse par exemple de constater le succès d’un Christophe André égrenant des banalités, toujours les mêmes de livre en livre, quand Russell, pourtant spécialiste de logique, propose tant de vues profondes et éclairantes dans « A la conquête du bonheur », livre accessible, sans jargon, lucide, n’omettant pas les déterminismes sociaux, économiques, le milieu, dans le difficile processus de l’épanouissement individuel.
Nous sommes donc actuellement en pleine régression, et si l’entreprise désire de la philosophie non édulcorée, si elle désire s’ouvrir à ses exigences, alors, passant de Lucrèce à Montaigne, de Schopenhauer à Freud, De Darwin à Michel Serres, de Hume à Russell, de Thoreau à Lin Yutang, alors nous serons vraiment profitables, utiles. Si la philosophie est réduite à un package managérial qui lui ôte toute sa substance, tous ses doutes, sa puissance, alors elle ne sert à rien. Ce n’est plus de la philosophie.