Brian Polar
Brian se reposait. Après chaque contrat, il se ressourçait, méditait, plongeait en lui-même. Comment en était-il arrivé là ? Le boulot était monotone, mais empli également d’excitation. Il risquait sa vie, le moins possible. « L’aventure est un accident que j’ai toujours cherché à éviter » écrivait Monfreid. Brian se préparait, planifiait, anticipait, et il se débrouillait pour avoir toujours le dessus. Rien de particulièrement courageux. Il repensait souvent à la succession d'événements qui l'avait mené tout naturellement à ça. Un vrai traité philosophique contre le libre arbitre. D’ailleurs, la philo, il connaissait. Mais ça n’avait rien changé.
De quels sombres enfers sortait-il ? Des images de « Miracle en Alabama », de « Breathless », le travaillaient, esquissant des analogies avec son vécu. Tel le héros de « The Barber », ou un personnage issu des romans de David Goodis, il avait essayé de s’en sortir de manière plus conforme aux attentes de la société que celle esquissée par la suite. Après divers placements en instituts lors de sa jeunesse, de l’asile psychiatrique à la maison de correction, un passage chez les Parachutistes, de multiples aventures basées sur le mépris, l’humiliation, le déni de ses capacités, il avait tenté de prouver au monde et de se prouver à lui-même qu’il pouvait mieux que ce qu’il avait montré et exprimé, c’est-à-dire rien. Alors, il avait repris des études, réussi un Bac littéraire quand celui-ci avait encore quelque valeur, puis entrepris des études de philo jusqu’à la maîtrise. Pour rien. Nulle réponse réellement salvatrice dans les bouquins de philo. Au contraire, il était devenu si savant qu’il ne pouvait plus communiquer avec les gens. Toujours, comme Socrate, obligé de s’adapter. La culture l’avait encore plus coupé du monde qu’il l’était, l’avait irrémédiablement isolé. Il ne pouvait aller vers les gens, car pour aborder des inconnus, il faut une amorce attractive, chercher à plaire. Or, il était autrefois si obsédé par le souci de plaire qu’il en annihilait complètement ses goûts, sa personnalité. Et cela, il n’en était plus question. Plutôt rester seul que s’intégrer en sacrifiant son vrai moi. Il fallait donc venir à lui.
S’il appréciait quelques individus, il détestait l’humanité, et le concept même d’humanité. Tuer un animal lui était beaucoup plus difficile que tuer un homme. Après tout, les animaux ne lui avaient rien fait. C’était même lui qui les avait brimé, plus jeune, quand il n’avait pas compris qu’il reproduisait un cycle de violence, si tangible dans « Manderley ». Depuis, il tuait des hommes. Certains, parce qu’il était payé pour le faire, d’autres par plaisir, car il s’offrait des extra, et parfois le plaisir et le travail coïncidaient. Les hommes, barbares hurlant, lyncheurs hypocrites, cancer de la création, il ne les aimait pas. Il n’était cependant pas dupe. Il avait lu Schopenhauer, Darwin. Il savait que dans la nature, il y a aussi stratagèmes, camouflages, feintes, manipulations, tensions, violence. D’une certaine façon, le mal était inhérent au fait de vivre, à la vie, mais l’homme lui paraissait de loin le pire. Pire dans ses rapports avec ses semblables, pire dans l’asservissement radical des autres espèces, pire en ce qu’il utilise quantité de moyens d’emprise terribles, dont un en particulier, les mots. Aussi préférait-il la compagnie reposante des animaux, avec lesquels il n’y a pas de jugement verbal de leur part, de pression pour trouver ses mots, de justification à donner sans cesse. Sans doute une pression familiale terrible, en même temps qu’un désintérêt total pour lui, une dénégation de sa vie intérieure, est-elle l’origine de sa relégation, de sa perception du genre humain, et de sa haine envers lui.
Comment être reconnu quand on a été baigné dans « l’effort pour rendre l’autre fou », et qu’on n’a cessé de rencontrer des êtres destructeurs ? Alors, on se méfie de tout le monde, et c’est bien normal.
Les choses avaient commencé simplement. Brian avait des compétences. Il s’était décidé, il avait franchi le pas, il avait sauté. Hésitant à se lancer dans le mercenariat, il eut soudain l’idée qu’il pouvait passer à l’action, éliminer quelqu’un de son choix, quelqu’un de particulièrement odieux à ses yeux, qui incarnerait vulgarité et irrespect.. Ca ne manquait pas, des gens de ce bois. Il se demanda quel être cela lui ferait le plus plaisir d’éteindre. Il y en avait des tonnes. Il opta pour un animateur en vogue, qui lui paraissait particulièrement scabreux. C’était plutôt la norme à la TV, à la radio. Les médias étaient encombrés, saturés d’une débilité volontaire, d’une grossièreté sans limites, d’une infantilisation tyrannique. C’en était à désespérer des radio libres, à regretter la TV sous Pompidou !
La cible, c’était le niveau supérieur, un abrutisseur des masses hors pair, parrainé par un homme d’affaires à l’ambition tentaculaire, un ami des politiques en vue.
Il fallait, de sa province, monter à Paris, trouver la cible dans un moment où elle s’isolerait, prendre son temps entre les présentations et l’acte pour en profiter, la liquider, s’arranger pour ne pas laisser de traces, revenir, et enfin jouir de l’action accomplie, relayée par les médias, bien sûr anonymement.
Pas évident ! (à suivre)